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CHEMINS.

déguiser les odeurs des cadavres, tandis que les pauvres pourrissent dans le cimetière attenant, et que les uns et les autres répandent les maladies contagieuses parmi les vivants.

Les empereurs furent presque les seuls dont les cendres reposèrent dans des monuments érigés à Rome.

Les grands chemins de soixante pieds de large occupent trop de terrain. C’est environ quarante pieds de trop. La France a près de deux cents lieues ou environ de l’embouchure du Rhône du fond de la Bretagne, autant de Perpignan à Dunkerque. En comptant la lieue à deux mille cinq cents toises, cela fait cent vingt millions de pieds carrés pour deux seuls grands chemins, perdus pour l’agriculture. Cette perte est très-considérable dans un pays où les récoltes ne sont pas toujours abondantes.

On essaya de paver le grand chemin d’Orléans, qui n’était pas de cette largeur ; mais on s’aperçut depuis que rien n’était plus mal imaginé pour une route couverte continuellement de gros chariots. De ces pavés posés tout simplement sur la terre, les uns se baissent, les autres s’élèvent, le chemin devient raboteux, et bientôt impraticable ; il a fallu y renoncer.

Les chemins recouverts de gravier et de sable exigent un nouveau travail toutes les années. Ce travail nuit à la culture des terres, et ruine l’agriculteur.

M. Turgot, fils du prévôt des marchands, dont le nom est en bénédiction à Paris, et l’un des plus éclairés magistrats du royaume et des plus zélés pour le bien public, et le bienfaisant M. de Fontette, ont remédié autant qu’ils ont pu à ce fatal inconvénient dans les provinces du Limousin et de la Normandie[1].

On a prétendu[2] qu’on devait, à l’exemple d’Auguste et de Trajan, employer les troupes à la confection des chemins ; mais alors il faudrait augmenter la paye du soldat, et un royaume qui

  1. M. Turgot, étant contrôleur général, obtint de la justice et de la bonté du roi un édit qui abolissait la corvée, et la remplaçait par un impôt général sur les terres. Mais on l’obligea d’exempter les biens du clergé de cet impôt, et d’en établir une partie sur les tailles. Malgré cela, c’était encore un des plus grands biens qu’on pût faire à la nation. Cet édit, enregistré au lit de justice, n’a subsisté que trois mois. Mais huit ou neuf généralités ont suivi l’exemple de celle de Limoges. On doit aussi à M. Turgot d’avoir restreint la largeur des routes dans les limites convenables. Les chemins qu’il a fait exécuter en Limousin sont des chefs-d’œuvre de construction, et sont formés sur les mêmes principes que les voies romaines dont on retrouve encore quelques restes dans les Gaules ; tandis que les chemins faits par corvées, et nécessairement alors très-mal construits, exigent d’éternelles réparations qui sont une nouvelle charge pour le peuple. (K.)
  2. Voltaire lui-même, dans le paragraphe vi de son Fragment des instructions pour le prince royal de ***. Voyez les Mélanges, année 1767.