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DE CATON, ET DU SUICIDE.

On entendit un jour le cardinal Dubois se dire à lui-même : Tue-toi donc ! Lâche, tu n’oserais.

On dit qu’il y a eu des pays où un conseil était établi pour permettre aux citoyens de se tuer quand ils en avaient des raisons valables. Je réponds, ou que cela n’est pas, ou que ces magistrats n’avaient pas une grande occupation.

Ce qui pourrait nous étonner, et ce qui mérite, je crois, un sérieux examen, c’est que les anciens héros romains se tuaient presque tous quand ils avaient perdu une bataille dans les guerres civiles ; et je ne vois point que ni du temps de la Ligue, ni de celui de la Fronde, ni dans les troubles d’Italie, ni dans ceux d’Angleterre, aucun chef ait pris le parti de mourir de sa propre main. Il est vrai que ces chefs étaient chrétiens, et qu’il y a bien de la différence entre les principes d’un guerrier chrétien et ceux d’un héros païen ; cependant pourquoi ces hommes, que le christianisme retenait quand ils voulaient se procurer la mort, n’ont-ils été retenus par rien quand ils ont voulu empoisonner, assassiner, ou faire mourir leurs ennemis vaincus sur des échafauds, etc. ? La religion chrétienne ne défend-elle pas ces homicides-là encore plus que l’homicide de soi-même, dont le Nouveau Testament n’a jamais parlé ?

Les apôtres du suicide nous disent qu’il est très-permis de quitter sa maison quand on en est las. D’accord ; mais la plupart des hommes aiment mieux coucher dans une vilaine maison que de dormir à la belle étoile.

Je reçus un jour d’un Anglais une lettre circulaire par laquelle il proposait un prix à celui qui prouverait le mieux qu’il faut se tuer dans l’occasion. Je ne lui répondis point : je n’avais rien à lui prouver ; il n’avait qu’à examiner s’il aimait mieux la mort que la vie.

Un autre Anglais, nommé Bacon Morris, vint me trouver à Paris, en 1724 ; il était malade, et me promit qu’il se tuerait s’il n’était pas guéri au 20 juillet. En conséquence il me donna son épitaphe conçue en ces mots : Qui mari et terra pacem quæsivit, hic invenit. Il me chargea aussi de vingt-cinq louis pour lui dresser un petit monument au bout du faubourg Saint-Martin. Je lui rendis son argent le 20 juillet, et je gardai son épitaphe[1].

  1. Voyez l’article Suicide.