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DE CATON, ET DU SUICIDE.

mencé par tuer cette pauvre créature, et ensuite se sont pendus aux colonnes de leur lit. Je ne connais nulle part aucune horreur de sang-froid qui soit de cette force ; mais la lettre que ces infortunés ont écrite à M. Brindley leur cousin, avant leur mort, est aussi singulière que leur mort même. « Nous croyons, disent-ils, que Dieu nous pardonnera, etc. Nous avons quitté la vie, parce que nous étions malheureux sans ressource ; et nous avons rendu à notre fils unique le service de le tuer, de peur qu’il ne devînt aussi malheureux que nous, etc. » Il est à remarquer que ces gens, après avoir tué leur fils par tendresse paternelle, ont écrit à un ami pour lui recommander leur chat et leur chien. Ils ont cru apparemment qu’il était plus aisé de faire le bonheur d’un chat et d’un chien dans le monde que celui d’un enfant, et ils ne voulaient pas être à charge à leur ami.

Milord Scarborough quitta la vie en 1727, avec le même sang-froid qu’il avait quitté sa place de grand-écuyer. On lui reprochait dans la chambre des pairs qu’il prenait le parti du roi parce qu’il avait une belle charge à la cour. « Messieurs, dit-il, pour vous prouver que mon opinion ne dépend pas de ma place, je m’en démets dans l’instant. » Il se trouva depuis embarrassé entre une maîtresse qu’il aimait, mais à qui il n’avait rien promis, et une femme qu’il estimait, mais à qui il avait fait une promesse de mariage. Il se tua pour se tirer d’embarras.

Toutes ces histoires tragiques, dont les gazettes anglaises fourmillent, ont fait penser à l’Europe qu’on se tue plus volontiers en Angleterre qu’ailleurs. Je ne sais pourtant si à Paris il n’y a pas autant de fous ou de héros qu’à Londres ; peut-être que si nos gazettes tenaient un registre exact de ceux qui ont eu la démence de vouloir se tuer et le triste courage de le faire, nous pourrions, sur ce point, avoir le malheur de tenir tête aux Anglais. Mais nos gazettes sont plus discrètes : les aventures des particuliers ne sont jamais exposées à la médisance publique dans ces journaux avoués par le gouvernement.

Tout ce que j’ose dire avec assurance, c’est qu’il ne sera jamais à craindre que cette folie de se tuer devienne une maladie épidémique : la nature y a trop bien pourvu ; l’espérance, la crainte, sont les ressorts puissants dont elle se sert pour arrêter très-souvent la main du malheureux prêt à se frapper[1].

  1. Dans l’impression de 1739 dont j’ai parlé en la note précédente, immédiatement après cet alinéa viennent les trois derniers alinéas qu’on lit aujourd’hui à l’article Suicide. Suivaient les vers de Virgile ci-après (page 95) : Proxima deinde tenent, etc. ; puis les vers français qui en sont la traduction, et les vingt-six lignes suivantes jusques et y compris ces deux vers :

    Coutume, opinion, reines de notre sort.
    Vous réglez des mortels et la vie et la mort,

    qui étaient la fin de tout l’article. (B.)