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BAISER.

Espagne. Ce qui est singulier, c’est qu’ils n’eurent pas la même prérogative en France, où les dames eurent toujours plus de liberté que partout ailleurs ; mais chaque pays a ses cérémonies, et il n’y a point d’usage si général que le hasard et l’habitude n’y aient mis quelque exception. C’eût été une incivilité, un affront, qu’une dame honnête, en recevant la première visite d’un seigneur, ne le baisât pas à la bouche, malgré ses moustaches. « C’est une déplaisante coutume, dit Montaigne[1] et injurieuse aux dames, d’avoir à prêter leurs lèvres à quiconque a trois valets à sa suite, pour mal plaisant qu’il soit. » Cette coutume était pourtant la plus ancienne du monde.

S’il est désagréable à une jeune et jolie bouche de se coller par politesse à une bouche vieille et laide, il y avait un grand danger entre des bouches fraîches et vermeilles de vingt à vingt-cinq ans ; et c’est ce qui fit abolir enfin la cérémonie du baiser dans les mystères et dans les agapes. C’est ce qui fit enfermer les femmes chez les Orientaux, afin qu’elles ne baisassent que leurs pères et leurs frères, coutume longtemps introduite en Espagne par les Arabes.

Voici le danger : il y a un nerf de la cinquième paire qui va de la bouche au cœur, et de là plus bas : tant la nature a tout préparé avec l’industrie la plus délicate ! Les petites glandes des lèvres, leur tissu spongieux, leurs mamelons veloutés, leur peau fine, chatouilleuse, leur donnent un sentiment exquis et voluptueux, lequel n’est pas sans analogie avec une partie plus cachée et plus sensible encore. La pudeur peut souffrir d’un baiser longtemps savouré entre deux piétistes de dix-huit ans.

Il est à remarquer que l’espèce humaine, les tourterelles et les pigeons, sont les seuls qui connaissent les baisers ; de là est venu chez les Latins le mot columbatim, que notre langue n’a pu rendre. Il n’y a rien dont on n’ait abusé. Le baiser, destiné par la nature à la bouche, a été prostitué souvent à des membranes qui ne semblaient pas faites pour cet usage. On sait de quoi les templiers furent accusés.

Nous ne pouvons honnêtement traiter plus au long ce sujet intéressant, quoique Montaigne dise : « Il en faut parler sans vergogne : nous prononçons hardiment tuer, blesser, trahir, et de cela nous n’oserions parler qu’entre les dents. »

  1. Livre III, chapitre v.