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ATHÉE.

adorer un barbare auquel on sacrifierait des hommes, comme on a fait chez tant de nations.

Cette vérité sera hors de doute par un exemple frappant. Les Juifs, sous Moïse, n’avaient aucune notion de l’immortalité de l’âme et d’une autre vie. Leur législateur ne leur annonce de la part de Dieu que des récompenses et des peines purement temporelles ; il ne s’agit donc pour eux que de vivre. Or Moïse commande aux lévites d’égorger vingt-trois mille de leurs frères pour avoir eu un veau d’or ou doré ; dans une autre occasion, on en massacre vingt-quatre mille pour avoir eu commerce avec les filles du pays, et douze mille sont frappés de mort parce que quelques-uns d’entre eux ont voulu soutenir l’arche qui était près de tomber : on peut, en respectant les décrets de la Providence, affirmer humainement qu’il eût mieux valu pour ces cinquante-neuf mille hommes qui ne croyaient pas une autre vie être absolument athées et vivre, que d’être égorgés au nom du Dieu qu’ils reconnaissaient.

Il est très-certain qu’on n’enseigne point l’athéisme dans les écoles des lettrés à la Chine ; mais il y a beaucoup de ces lettrés athées, parce qu’ils ne sont que médiocrement philosophes. Or il est sûr qu’il vaudrait mieux vivre avec eux à Pékin, en jouissant de la douceur de leurs mœurs et de leurs lois, que d’être exposé dans Goa à gémir chargé de fers dans les prisons de l’Inquisition, pour en sortir couvert d’une robe ensoufrée, parsemée de diables, et pour expirer dans les flammes.

Ceux qui ont soutenu qu’une société d’athées pouvait subsister ont donc eu raison[1] car ce sont les lois qui forment la société ; et ces athées, étant d’ailleurs philosophes, peuvent mener une vie très-sage et très-heureuse à l’ombre de ces lois : ils vivront certainement en société plus aisément que des fanatiques superstitieux. Peuplez une ville d’Épicures, de Simonides, de Protagoras, de Desbarreaux, de Spinosas ; peuplez une autre ville de jansénistes et de molinistes, dans laquelle pensez-vous qu’il y aura plus de troubles et de querelles ? L’athéisme, à ne le considérer que par rapport à cette vie, serait très-dangereux chez un peuple farouche : des notions fausses de la Divinité ne seraient pas moins pernicieuses. La plupart des grands du monde vivent comme s’ils étaient athées : quiconque a vécu et a vu sait que la con-

  1. Tout ce qui suit répond encore à une note de J.-J. Rousseau dans la quatrième partie de l’Émile. Rousseau y déclare qu’une société d’athées ne peut subsister. (G. A.)