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ASPHALTE ET SODOME.

renommé pour son bitume ; mais aujourd’hui les Turcs n’en font plus d’usage, soit que la mine, qui est sous les eaux, ait diminué, soit que la qualité s’en soit altérée, ou bien qu’il soit trop difficile de la tirer du fond de l’eau. Il s’en détache quelquefois des parties huileuses, et même de grosses masses qui surnagent ; on les ramasse, on les mêle, et on les vend pour du baume de la Mecque. Il est peut-être aussi bon, car tous les baumes qu’on emploie pour les coupures sont aussi efficaces les uns que les autres, c’est-à-dire ne sont bons à rien par eux-mêmes. La nature n’attend pas l’application d’un baume pour fournir du sang et de la lymphe, et pour former une nouvelle chair qui répare celle qu’on a perdue par une plaie. Les baumes de la Mecque, de Judée et du Pérou, ne servent qu’à empêcher l’action de l’air, à couvrir la blessure, et non pas à la guérir ; de l’huile ne produit pas de la peau.

Flavius Josèphe, qui était du pays, dit[1] que de son temps le lac de Sodome n’avait aucun poisson, et que l’eau en était si légère que les corps les plus lourds ne pouvaient aller au fond. Il voulait dire apparemment si pesante au lieu de si légère. Il paraît qu’il n’en avait pas fait l’expérience. Il se peut, après tout, qu’une eau dormante, imprégnée de sels et de matières compactes, étant alors plus pesante qu’un corps de pareil volume, comme celui d’une bête ou d’un homme, les ait forcés de surnager. L’erreur de Josèphe consiste à donner une cause très-fausse d’un phénomène qui peut être très-vrai.

Quant à la disette de poissons, elle est croyable. L’asphalte ne paraît pas propre à les nourrir : cependant il est vraisemblable que tout n’est pas asphalte dans ce lac, qui a vingt-trois ou vingt-quatre de nos lieues de long, et qui, en recevant à sa source les eaux du Jourdain, doit recevoir aussi les poissons de cette rivière ; mais peut-être aussi le Jourdain n’en fournit pas, et peut-être ne s’en trouve-t-il que dans le lac supérieur de Tibériade.

Josèphe ajoute que les arbres qui croissent sur les bords de la mer Morte portent des fruits de la plus belle apparence, mais qui s’en vont en poussière dès qu’on veut y porter la dent. Ceci n’est pas si probable, et pourrait faire croire que Josèphe n’a pas été sur le lieu même, ou qu’il a exagéré suivant sa coutume et celle de ses compatriotes. Rien ne semble devoir produire de plus beaux et de meilleurs fruits qu’un terrain sulfureux et salé, tel que celui de Naples, de Catane, et de Sodome.

La sainte Écriture parle de cinq villes englouties par le feu du

  1. Livre IV, chapitre xxvii. (Note de Voltaire.)