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A.

Aujourd’hui que tout le monde dit français, ce vers de Boileau lui-même paraîtrait un peu allemand.

Nous nous sommes enfin défaits de cette mauvaise habitude d’écrire le mot français comme on écrit saint François. Il faut du temps pour réformer la manière d’écrire tous ces autres mots dans lesquels les yeux trompent toujours les oreilles. Vous écrivez encore je croyois ; et si vous prononciez je croyais, en faisant sentir les deux o, personne ne pourrait vous supporter. Pourquoi donc, en ménageant nos oreilles, ne ménagez-vous pas aussi nos yeux ? pourquoi n’écrivez-vous pas je croyais, puisque je croyais est absolument barbare ?

Vous enseignez la langue française à un étranger ; il est d’abord surpris que vous prononciez je croyais, j’octroyais, j’employais ; il vous demande pourquoi vous adoucissez la prononciation de la dernière syllabe, et pourquoi vous n’adoucissez pas la précédente ; pourquoi dans la conversation vous ne dites pas je crayais, j’emplayais, etc.

Vous lui répondez, et vous devez lui répondre, qu’il y a plus de grâce et de variété à faire succéder une diphthongue à une autre. La dernière syllabe, lui dites-vous, dont le son reste dans l’oreille, doit être plus agréable et plus mélodieuse que les autres, et c’est la variété dans la prononciation de ces syllabes qui fait le charme de la prosodie.

L’étranger vous répliquera : Vous deviez m’en avertir par l’écriture comme vous m’en avertissez dans la conversation. Ne voyez-vous pas que vous m’embarrassez beaucoup lorsque vous orthographiez d’une façon et que vous prononcez d’une autre ?

Les plus belles langues, sans contredit, sont celles où les mêmes syllabes portent toujours une prononciation uniforme : telle est la langue italienne. Elle n’est point hérissée de lettres qu’on est obligé de supprimer ; c’est le grand vice de l’anglais et du français. Qui croirait, par exemple, que ce mot anglais handkerchief se prononce ankicher ? et quel étranger imaginera que paon, Laon, se prononcent en français pan et Lan ? Les Italiens se sont défaits de la lettre h au commencement des mots, parce qu’elle n’y a aucun son, et de la lettre x entièrement, parce qu’ils ne la prononcent plus[1] : que ne les imitons-nous ? avons-nous oublié que l’écriture est la peinture de la voix ?

Vous dites ; mais vous dites anglais, portugais, français ; mais vous dites danois, suédois : comment devinerai-je cette différence, si je n’apprends

  1. Ce texte est celui de l’édition in-12 de Kehl.