Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/197

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
177
AMOUR DE DIEU.

C’est à peu près la seule manière dont nous puissions expliquer notre profonde admiration et les élans de notre cœur envers l’éternel architecte du monde. Nous voyons l’ouvrage avec un étonnement mêlé de respect et d’anéantissement, et notre cœur s’élève autant qu’il le peut vers l’ouvrier.

Mais quel est ce sentiment ? je ne sais quoi de vague et d’indéterminé, un saisissement qui ne tient rien de nos affections ordinaires ; une âme plus sensible qu’une autre, plus désoccupée, peut-être si touchée du spectacle de la nature quelle voudrait s’élancer jusqu’au Maître éternel qui l’a formée. Une telle affection de l’esprit, un si puissant attrait peut-il encourir la censure ? A-t-on pu condamner le tendre archevêque de Cambrai ? Malgré les expressions de saint François de Sales que nous avons rapportées, il s’en tenait à cette assertion qu’on peut aimer l’auteur uniquement pour la beauté de ses ouvrages. Quelle hérésie avait-on à lui reprocher ? Les extravagances du style d’une dame de Montargis et quelques expressions peu mesurées de sa part lui nuisirent.

Où était le mal ? On n’en sait plus rien aujourd’hui. Cette querelle est anéantie comme tant d’autres. Si chaque ergoteur voulait bien se dire à soi-même : Dans quelques années personne ne se souciera de mes ergotismes ; on ergoterait beaucoup moins. Ah ! Louis XIV ! Louis XIV ! il fallait laisser deux hommes de génie sortir de la sphère de leurs talents, au point d’écrire ce qu’on a jamais écrit de plus obscur et de plus ennuyeux dans votre royaume.


Pour finir tous ces débats-là,
Tu n’avais qu’à les laisser faire.


Remarquons à tous les articles de morale et d’histoire par quelle chaîne invisible, par quels ressorts inconnus toutes les idées qui troublent nos têtes, et tous les événements qui empoisonnent nos jours, sont liés ensemble, se heurtent, et forment nos destinées. Fénelon meurt dans l’exil pour avoir eu deux ou trois conversations mystiques avec une femme un peu extravagante. Le cardinal de Bouillon, le neveu du grand Turenne, est persécuté pour n’avoir pas lui-même persécuté à Rome l’archevêque de Cambrai, son ami : il est contraint de sortir de France, et il perd toute sa fortune.

C’est par ce même enchaînement que le fils d’un procureur de Vire[1] trouve, dans une douzaine de phrases obscures d’un livre

  1. Le P. Letellier, jésuite. Voyez Siècle de Louis XIV, chapitre xxxvii.