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SECONDE PARTIE. — CHAPITRE X.


porté d’abord à la cathédrale, et déposé dans un cercueil ouvert. Il y resta quatre jours exposé à tous les regards, et enfin il fut inhumé dans l’église de la citadelle, à côté de son épouse. Le czar et la czarine assistèrent à la cérémonie.

On est indispensablement obligé ici d’imiter, si on ose le dire, la conduite du czar, c’est-à-dire de soumettre au jugement du public tous les faits qu’on vient de raconter avec la fidélité la plus scrupuleuse, et non-seulement ces faits, mais les bruits qui coururent, et ce qui fut imprimé sur ce triste sujet par les auteurs les plus accrédités. Lamberti, le plus impartial de tous, et le plus exact, qui s’est borné à rapporter les pièces originales et authentiques concernant les affaires de l’Europe[1], semble s’éloigner ici de cette impartialité et de ce discernement qui fait son caractère ; il s’exprime en ces termes : « La czarine, craignant toujours pour son fils, n’eut point de relâche qu’elle n’eût porté le czar à faire au fils aîné le procès, et à le faire condamner à mort : ce qui est étrange, c’est que le czar, après lui avoir donné lui-même le knout, qui est une question, lui coupa aussi lui-même la tête. Le corps du czarovitz fut exposé en public, et la tête tellement adaptée au corps que l’on ne pouvait pas discerner qu’elle en avait été séparée. Il arriva, quelque temps après, que le fils de la czarine vint à décéder, à son grand regret et à celui du czar. Ce dernier, qui avait décollé de sa propre main son fils aîné, réfléchissant qu’il n’avait point de successeur, devint de mauvaise humeur. Il fut informé, dans ce temps-là, que la czarine avait des intrigues secrètes et illégitimes avec le prince Menzikoff. Cela joint aux réflexions que la czarine était la cause qu’il avait sacrifié lui-même son fils aîné, il médita de faire raser la czarine et de l’enfermer dans un couvent, ainsi qu’il avait fait de sa première femme, qui y était encore. Le czar avait accoutumé de mettre ses pensées journalières sur des tablettes : il y avait mis son dit dessein sur la czarine. Elle avait gagné des pages qui entraient dans la chambre du czar. Un de ceux-ci, qui étaient accoutumés à prendre les tablettes sous la toilette pour les faire voir à la czarine, prit celles où il y avait le dessein du czar. Dès que cette princesse l’eut parcouru, elle en fit part à Menzikoff, et, un jour ou deux après, le czar fut pris d’une maladie inconnue et violente qui le fit mourir. Cette maladie fut attribuée au poison, puisqu’on vit manifestement qu’elle était si violente et subite

  1. Mémoires pour servir à l’histoire du dix-huitième siècle, par Lamberti. La Haye, 1724-1740, 14 volumes in-4°.