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SECONDE PARTIE. — CHAPITRE X.


lement d’Angleterre, il ne se serait pas trouvé parmi cent quarante-quatre juges un seul qui eût prononcé la plus légère peine.

Rien ne fait mieux connaître la différence des temps et des lieux. Manlius aurait pu être condamné lui-même à mort par les lois d’Angleterre pour avoir fait périr son fils, et il fut respecté par les Romains sévères. Les lois ne punissent point en Angleterre l’évasion d’un prince de Galles, qui, comme pair du royaume, est maître d’aller où il veut. Les lois de la Russie ne permettent pas au fils du souverain de sortir du royaume malgré son père. Une pensée criminelle sans aucun effet ne peut être punie ni en Angleterre ni en France ; elle peut l’être en Russie. Une désobéissance longue, formelle et réitérée, n’est parmi nous qu’une mauvaise conduite qu’il faut réprimer ; mais c’était un crime capital dans l’héritier d’un vaste empire dont cette désobéissance même eût produit la ruine. Enfin le czarovitz était coupable envers toute la nation de vouloir la replonger dans les ténèbres dont son père l’avait tirée.

Tel était le pouvoir reconnu du czar qu’il pouvait faire mourir son fils coupable de désobéissance, sans consulter personne ; cependant il s’en remit au jugement de tous ceux qui représentaient la nation : ainsi ce fut la nation elle-même qui condamna ce prince, et Pierre eut tant de confiance dans l’équité de sa conduite qu’en faisant imprimer et traduire le procès il se soumit lui-même au jugement de tous les peuples de la terre.

La loi de l’histoire ne nous a permis de rien déguiser, ni de rien affaiblir dans le récit de cette tragique aventure. On ne savait dans l’Europe qui on devait plaindre davantage, ou un jeune prince accusé par son père, et condamné à la mort par ceux qui devaient être un jour ses sujets, ou un père qui se croyait obligé de sacrifier son propre fils au salut de son empire.

On publia dans plusieurs livres que le czar avait fait venir d’Espagne le procès de don Carlos[1] condamné à mort par Philippe II ; mais il est faux qu’on eût jamais fait le procès à don Carlos. La conduite de Pierre Ier fut entièrement différente de celle de Philippe. L’Espagnol ne fit jamais connaître ni pour quelle raison il avait fait arrêter son fils, ni comment ce prince était mort. Il écrivit à ce sujet au pape et à l’impératrice des lettres absolument contradictoires. Le prince d’Orange Guillaume accusa publiquement Philippe d’avoir sacrifié son fils et sa femme à sa jalousie, et d’avoir moins été un juge sévère qu’un mari jaloux et cruel, un

  1. Voyez tome XII, page 484.