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SECONDE PARTIE. — CHAPITRE X.


à la succession de quelque autre manière que ce fût, excepté de la bonne façon. Je la voulais avoir par une assistance étrangère ; et si j’y étais parvenu, et que l’empereur eût mis en exécution ce qu’il m’avait promis, de me procurer la couronne de Russie, même à main armée, je n’aurais rien épargné pour me mettre en possession de la succession. Par exemple, si l’empereur avait demandé, en échange, des troupes de mon pays pour son service, contre qui que ce fût de ses ennemis, ou de grosses sommes d’argent, j’aurais fait tout ce qu’il aurait voulu, et j’aurais donné de grands présents à ses ministres et à ses généraux. J’aurais entretenu à mes dépens les troupes auxiliaires qu’il m’aurait données pour me mettre en possession de la couronne de Russie ; et, en un mot, rien ne m’aurait coûté pour accomplir en cela ma volonté, »

Cette dernière déposition du prince paraît bien forcée ; il semble qu’il fasse des efforts pour se faire croire coupable : ce qu’il dit est même contraire à la vérité dans un point capital. Il dit que l’empereur lui avait promis de lui procurer la couronne à main armée : cela était faux. Le comte de Schonborn lui avait fait espérer qu’un jour, après la mort du czar, l’empereur l’aiderait à soutenir le droit de sa naissance ; mais l’empereur ne lui avait rien promis. Enfin il ne s’agissait pas de se révolter contre son père, mais de lui succéder après sa mort.

Il dit, dans ce dernier interrogatoire, ce qu’il crut qu’il eût fait s’il avait eu à disputer son héritage : héritage auquel il n’avait point juridiquement renoncé avant son voyage à Vienne et à Naples. Le voilà donc qui dépose une seconde fois, non pas ce qu’il a fait et ce qui peut être soumis à la rigueur des lois, mais ce qu’il imagine qu’il eût pu faire un jour, et qui, par conséquent, ne semble soumis à aucun tribunal ; le voilà qui s’accuse deux fois des pensées secrètes qu’il a pu concevoir pour l’avenir. On n’avait jamais vu auparavant, dans le monde entier, un seul homme jugé et condamné sur les idées inutiles qui lui sont venues dans l’esprit, et qu’il n’a communiquées à personne. Il n’est aucun tribunal en Europe où l’on écoute un homme qui s’accuse d’une pensée criminelle ; et l’on prétend même que Dieu ne les punit que quand elles sont accompagnées d’une volonté déterminée.

On peut répondre à ces considérations si naturelles qu’Alexis avait mis son père en droit de le punir, par sa réticence sur plusieurs complices de son évasion ; sa grâce était attachée à un aveu général, et il ne le fit que quand il n’était plus temps. Enfin, après un tel éclat, il ne paraissait pas dans la nature humaine qu’il fût possible qu’Alexis pardonnât un jour au frère en faveur du-