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SECONDE PARTIE. — CHAPITRE I.


Il se passa quelques heures avant qu’on eût une réponse du grand vizir. On craignait que le porteur n’eût été tué par le canon, on n’eût été retenu par les Turcs. On dépêcha un second courrier[1] avec un duplicata, et on tint conseil de guerre en présence de Catherine. Dix officiers généraux signèrent le résultat que voici :

« Si l’ennemi ne veut pas accepter les conditions qu’on lui offre, et s’il demande que nous posions les armes et que nous nous rendions à discrétion, tous les généraux et les ministres sont unanimement d’avis de se faire jour au travers des ennemis. »

En conséquence de cette résolution, on entoura le bagage de retranchements, et on s’avança jusqu’à cent pas de l’armée turque, lorsque enfin le grand vizir fit publier une suspension d’armes.

Tout le parti suédois a traité dans ses Mémoires ce vizir de lâche et d’infâme, qui s’était laissé corrompre. C’est ainsi que tant d’écrivains ont accusé le comte Piper d’avoir reçu de l’argent du duc de Marlborough pour engager le roi de Suède à continuer la guerre contre le czar, et qu’on a imputé à un ministre de France d’avoir fait, à prix d’argent, le traité de Séville. De telles accusations ne doivent être avancées que sur des preuves évidentes. Il est très-rare que des premiers ministres s’abaissent à de si honteuses lâchetés, découvertes tôt ou tard par ceux qui ont donné l’argent, et par les registres qui en font foi. Un ministre est toujours un homme en spectacle à l’Europe, son honneur est la base de son crédit ; il est toujours assez riche pour n’avoir pas besoin d’être un traître.

La place de vice-roi de l’empire ottoman est si belle, les profits en sont si immenses en temps de guerre, l’abondance et la magnificence régnaient à un si haut point dans les tentes de Baltagi Mehemet, la simplicité et surtout la disette étaient si grandes dans l’armée du czar, que c’était bien plutôt au grand vizir à donner qu’à recevoir. Une légère attention de la part d’une femme qui envoyait des pelisses et quelques bagues, comme il est d’usage dans toutes les cours, ou plutôt dans toutes les Portes orientales, ne pouvait être regardée comme une corruption. La conduite franche et ouverte de Baltagi Mehemet semble confondre les accusations dont on a souillé tant d’écrits touchant cette affaire. Le vice-chancelier Schaffirof alla dans sa tente avec un grand appareil ; tout se passa publiquement, et ne pouvait se passer autrement. La négociation même fut entamée en présence d’un homme attaché au roi de Suède, et domestique du comte Poniatowski,

  1. 21 juillet 1711. (Note de Voltaire.)