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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE IX.


le papier, on file les métaux ductiles. Il se fit inscrire dans le nombre des charpentiers sous le nom de Pierre Michaeloff. On l’appelait communément maître Pierre (Peterbas), et les ouvriers, d’abord interdits d’avoir un souverain pour compagnon, s’y accoutumèrent familièrement[1].

Tandis qu’il maniait à Sardam le compas et la hache, on lui confirma la nouvelle de la scission de la Pologne et de la double nomination de l’électeur Auguste et du prince de Conti. Le charpentier de Sardam promit aussitôt trente mille hommes au roi Auguste. Il donnait de son atelier des ordres à son armée d’Ukraine, assemblée contre les Turcs.

Ses troupes[2], commandées par le général Shein et par le prince Dolgorouki, venaient de remporter une victoire auprès d’Azof, sur les Tartares[3] et même sur un corps de janissaires que le sultan Mustapha leur avait envoyé. Pour lui, il persistait à s’instruire dans plus d’un art ; il allait de Sardam à Amsterdam travailler chez le célèbre anatomiste Ruysch ; il faisait des opérations de chirurgie, qui, en un besoin, pouvaient le rendre utile à ses officiers ou à lui-même. Il s’instruisait de la physique naturelle dans la maison du bourgmestre Visten, citoyen recommandable à jamais par son patriotisme et par l’emploi de ses richesses immenses, qu’il prodiguait en citoyen du monde, envoyant à grands frais des hommes habiles chercher ce qu’il y avait de plus rare dans toutes les parties de l’univers, et frétant des vaisseaux à ses dépens pour découvrir de nouvelles terres.

Peterbas ne suspendit ses travaux que pour aller voir, sans cérémonie, à Utrecht et à la Haye, Guillaume, roi d’Angleterre et stathouder des Provinces-Unies. Le général Le Fort était seul en tiers avec les deux monarques. Il assista ensuite à la cérémonie de l’entrée de ses ambassadeurs, et à leur audience ; ils présentèrent en son nom, aux députés des états, six cents des plus belles martres zibelines ; et les états, outre le présent ordinaire

  1. Bayle et Mirabeau blâment à tort tout ce que fît Pierre à Sardam. « Pierre charpenta, dit avec mépris le dernier, et fit le matelot toute sa vie. » Quant à la familiarité de Pierre avec les ouvriers, elle faisait place souvent aux allures du despotisme. On osait à peine dans ses chantiers, dit-on, enfoncer un clou sans son ordre. (G. A.)
  2. Dans les éditions données du vivant de l’auteur, la première phrase de cet alinéa était un peu plus loin, et on lisait ici la première phrase du troisième des alinéas qui suivent. L’édition in-8° de Kehl est la première qui contienne cette double transposition. (B.)
  3. Juillet 1696. (Note de Voltaire.)