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PRISE D’AZOF.


de tout ce qui put embellir cette fête. Les soldats qui avaient combattu sur les saïques vénitiennes contre les Turcs, et qui formaient une troupe séparée, marchèrent les premiers. Le maréchal Sheremeto, les généraux Gordon et Shein, l’amiral Le Fort, les autres officiers généraux, précédèrent dans cette pompe le souverain, qui disait n’avoir point encore de rang dans l’armée, et qui, par cet exemple, voulait faire sentir à toute la noblesse qu’il faut mériter les grades militaires pour en jouir.

Ce triomphe semblait tenir en quelque chose des anciens Romains ; il leur ressembla surtout en ce que les triomphateurs exposaient dans Rome les vaincus aux regards des peuples, et les livraient quelquefois à la mort : les esclaves faits dans cette expédition suivaient l’armée, et ce Jacob qui l’avait trahi était mené dans un chariot sur lequel on avait dressé une potence, à laquelle il fut ensuite attaché après avoir souffert le supplice de la roue. On frappa alors la première médaille en Russie. La légende russe est remarquable : « Pierre Ier, empereur de Moscovie, toujours auguste. » Sur le revers est Azof, avec ces mots : « Vainqueur par les flammes et les eaux. »

Pierre était affligé, dans ce succès, de ne voir ses vaisseaux et ses galères de la mer d’Azof bâtis que par des mains étrangères. Il avait encore autant d’envie d’avoir un port sur la mer Baltique que sur le Pont-Euxin.

Il envoya, au mois de mars 1697, soixante jeunes Russes du régiment de Le Fort en Italie, la plupart à Venise, quelques-uns à Livourne, pour y apprendre la marine et la construction des galères ; il en fit partir quarante autres[1] pour s’instruire en Hollande de la fabrique et de la manœuvre des grands vaisseaux ; d’autres furent envoyés en Allemagne pour servir dans les armées de terre, et pour se former à la discipline allemande. Enfin il résolut de s’éloigner quelques années de ses États, dans le dessein d’apprendre à les mieux gouverner. Il ne pouvait résister au violent désir de s’instruire par ses yeux, et même par ses mains, de la marine et des arts qu’il voulait établir dans sa patrie. Il se proposa de voyager inconnu en Danemark, dans le Brandebourg, en Hollande, à Vienne, à Venise et à Rome. Il n’y eut que la France et l’Espagne qui n’entrassent point dans son plan ; l’Espagne, parce que ces arts qu’il cherchait y étaient alors trop négligés ; et la France, parce qu’ils y régnaient peut-être avec trop de faste, et que la hauteur de Louis XIV, qui avait choqué tant de potentats,

  1. Manuscrits du général Le Fort. (Note de Voltaire.)