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LIVRE HUITIÈME.


vit devant lui un large fossé : « Ah, dit-il, est-il possible ! je ne m’y attendais pas. » Cette surprise ne le découragea point : il ne savait pas combien de troupes étaient débarquées : ses ennemis ignoraient, de leur côté, à quel petit nombre ils avaient affaire. L’obscurité de la nuit semblait favorable à Charles : il prend son parti sur-le-champ ; il se jette dans le fossé, accompagné des plus hardis, et suivi en un instant de toute le reste ; les chevaux de frise arrachés, la terre éboulée, les troncs et les branches d’arbres qu’on put trouver, les soldats tués par les coups de mousquet tirés au hasard, servirent de fascines. Le roi, les généraux qu’il avait avec lui, les officiers et les soldats les plus intrépides, montent sur l’épaule les uns des autres comme à un assaut. Le combat s’engage dans le camp ennemi. L’impétuosité suédoise mit d’abord le désordre parmi les Danois et les Prussiens ; mais le nombre était trop inégal : les Suédois furent repoussés après un quart d’heure de combat, et repassèrent le fossé. Le prince d’Anhalt les poursuivit alors dans la plaine ; il ne savait pas que, dans ce moment, c’était Charles XII lui-même qui fuyait devant lui. Ce roi malheureux rallia sa troupe en plein champ, et le combat recommença avec une opiniâtreté égale de part et l’autre. Grothusen, le favori du roi, et le général Dahldorf tombèrent morts auprès de lui. Charles, en combattant, passa sur le corps de ce dernier, qui respirait encore. During, qui l’avait seul accompagné dans son voyage de Turquie à Stralsund, fut tué à ses yeux.

Au milieu de cette mêlée, un lieutenant danois, dont je n’ai jamais pu savoir le nom, reconnut Charles, et lui saisissant d’une main son épée, et de l’autre le tirant avec force par les cheveux ; « Rendez-vous, sire, lui dit-il, ou je vous tue. » Charles avait à sa ceinture un pistolet : il le tira de la main gauche sur cet officier, qui en mourut le lendemain matin. Le nom du roi Charles, qu’avait prononcé ce Danois, attira en un instant une foule d’ennemis. Le roi fut entouré. Il reçut un coup de fusil au-dessous de la mamelle gauche ; le coup, qu’il appelait une contusion, enfonçait de deux doigts. Le roi était à pied, et prêt d’être tué ou pris. Le comte Poniatowski combattait dans ce moment auprès de sa personne. Il lui avait sauvé la vie à Pultava, il eut le bonheur de la lui sauver encore dans ce combat de Rugen, et le remit à cheval.

Les Suédois se retirèrent vers un endroit de l’île nommé Alteferre, où il y avait un fort dont ils étaient encore maîtres. De là le roi repassa à Stralsund, obligé d’abandonner les braves troupes qui l’avaient si bien secondé dans cette entreprise ; elles furent faites prisonnières de guerre deux jours après.