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LIVRE HUITIÈME.


L’honneur d’assiéger Charles XII était un motif si pressant qu’on passa par-dessus tous les obstacles, et qu’on ouvrit la tranchée la nuit du 19 au 20 octobre de cette année 1715. Le roi de Suède, dans le commencement du siége, disait qu’il ne comprenait pas comment une place bien fortifiée, et munie d’une garnison suffisante, pouvait être prise. Ce n’est pas que, dans le cours de ses conquêtes passées, il n’eût pris plusieurs places, mais presque jamais par un siége régulier : la terreur de ses armes avait alors tout emporté ; d’ailleurs il ne jugeait pas des autres par lui-même, et n’estimait pas assez ses ennemis. Les assiégeants pressèrent leurs ouvrages avec une activité et des efforts qui furent secondés par un hasard très-singulier.

On sait que la mer Baltique n’a ni flux ni reflux. Le retranchement qui couvrait la ville, et qui était appuyé du côté de l’occident à un marais impraticable, et du côté de l’orient à la mer, semblait hors de toute insulte. Personne n’avait fait attention que, lorsque les vents d’occident soufflaient avec quelque violence, ils refoulaient les eaux de la mer Baltique vers l’orient, et ne leur laissaient que trois pieds de profondeur vers ce retranchement, qu’on eût cru bordé d’une mer impraticable. Un soldat s’étant laissé tomber du haut du retranchement dans la mer, fut étonné de trouver fond : il conçut que cette découverte pourrait faire sa fortune ; il déserta et alla au quartier du comte Wackerbarth, général des troupes saxonnes, donner avis qu’on pouvait passer la mer à gué, et pénétrer sans peine au retranchement des Suédois. Le roi de Prusse ne tarda pas à profiter de l’avis[1].

Le lendemain donc, à minuit, le vent d’occident soufflant encore, le lieutenant-colonel Koppen entra dans l’eau, suivi de dix-huit cents hommes ; deux mille s’avançaient en même temps sur la chaussée qui conduisait à ce retranchement ; toute l’artillerie des Prussiens tirait, et les Prussiens et les Danois donnaient l’alarme d’un autre côté.

Les Suédois se crurent sûrs de renverser ces deux mille hommes qu’ils voyaient venir si témérairement en apparence sur la chaussée ; mais tout à coup Koppen, avec ses dix-huit cents hommes, entre dans le retranchement du côté de la mer. Les Suédois, entourés et surpris, ne purent résister : le poste fut

  1. M. de Koppen avait étudié à Stralsund ; il s’y était souvent baigné dans la mer et en connaissait la profondeur. Il reconnut que le retranchement se terminait à un endroit où la mer n’avait qu’environ quatre pieds ; il en fit part au roi, et fut détaché pour se rendre maître des retranchements. Manuscrits. (A. G.)