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LIVRE DEUXIÈME.


de la mousqueterie ennemie le roi reçut une balle à la gorge[1] ; mais c’était une balle morte qui s’arrêta dans les plis de sa cravate noire, et qui ne lui fit aucun mal. Son cheval fut tué sous lui. M. de Sparre m’a dit que le roi sauta légèrement sur un autre cheval, en disant : « Ces gens-ci me font faire mes exercices » ; et continua de combattre et de donner les ordres avec la même présence d’esprit. Après trois heures de combat les retranchements furent forcés de tous côtés. Le roi poursuivit la droite des ennemis jusqu’à la rivière de Narva avec son aile gauche, si l’on peut appeler de ce nom environ quatre mille hommes qui en poursuivaient près de quarante mille. Le pont rompit sous les fuyards ; la rivière fut en un moment couverte de morts. Les autres, désespérés, retournèrent à leur camp sans savoir où ils allaient : ils trouvèrent quelques baraques derrière lesquelles ils se mirent ; là, ils se défendirent encore, parce qu’ils ne pouvaient pas se sauver ; mais enfin leurs généraux Dolgorowki, Golowkin, Fédérowitz, vinrent se rendre au roi, et mettre leurs armes à ses pieds. Pendant qu’on les lui présentait, arriva le duc de Croï, général de l’armée, qui venait se rendre lui-même avec trente officiers.

[2]Charles reçut tous ces prisonniers d’importance avec une politesse aussi aisée et un air aussi humain que s’il leur eût fait dans sa cour les honneurs d’une fête. Il ne voulut garder que les généraux. Tous les officiers subalternes et les soldats furent conduits désarmés jusqu’à la rivière de Narva ; on leur fournit des bateaux pour la repasser et pour s’en retourner chez eux. Cependant la nuit s’approchait ; la droite des Moscovites se battait encore : les Suédois n’avaient pas perdu six cents hommes ; dix-huit mille Moscovites avaient été tués dans leurs retranchements, un grand nombre était noyé, beaucoup avaient passé la rivière : il en restait encore assez dans le camp pour exterminer jusqu’au dernier Suédois ; mais ce n’est pas le nombre des morts, c’est l’épouvante de ceux qui survivent qui fait perdre les batailles. Le roi profita du peu de jour qui restait pour saisir l’artillerie ennemie. Il se posta avantageusement entre leur camp et la ville : là il dormit quelques heures sur la terre, enveloppé dans son manteau, en attendant

  1. Variante : « Dans le bras gauche, mais elle ne fit qu’endommager légèrement les chairs ; son activité l’empêcha même de sentir qu’il était blessé. Son cheval fut tué sous lui presque aussitôt. Un second eut la tête emportée d’un coup de canon. Il sauta légèrement sur un troisième, en disant... » — « C’est à M. de Voltaire, avait dit à ce propos Nordberg, à dire d’où il a tiré ces particularités, qui n’ont aucun fondement. »
  2. Copié par le P. Barre, tome IX. (Note de Voltaire.)