Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome16.djvu/169

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
159
LIVRE PREMIER.


dit[1] fut le premier instrument dont il se servit pour changer depuis la face de la Moscovie. Son puissant génie, qu’une éducation barbare avait retenu et n’avait pu détruire, se développa presque tout à coup. Il résolut d’être homme, de commander à des hommes, et de créer une nation nouvelle. Plusieurs princes avaient avant lui renoncé à des couronnes par dégoût pour le poids des affaires ; mais aucun n’avait cessé d’être roi pour apprendre mieux à régner : c’est ce que fit Pierre le Grand.

Il quitta la Russie en 1698, n’ayant encore régné que deux années, et alla en Hollande déguisé sous un nom vulgaire, comme s’il avait été un domestique de ce même Le Fort, qu’il envoyait ambassadeur extraordinaire auprès des États-Généraux. Arrivé à Amsterdam, inscrit dans le rôle des charpentiers de l’amirauté des Indes, il y travaillait dans le chantier comme les autres charpentiers. Dans les intervalles de son travail, il apprenait les parties des mathématiques qui peuvent être utiles à un prince, les fortifications, la navigation, l’art de lever des plans. Il entrait dans les boutiques des ouvriers, examinait toutes les manufactures ; rien n’échappait à ses observations. De là il passa en Angleterre, où il se perfectionna dans la science de la construction des vaisseaux ; il repassa en Hollande, et vit tout ce qui pouvait tourner à l’avantage de son pays. Enfin, après deux ans de voyages et de travaux auxquels nul autre homme que lui n’eût voulu se soumettre, il reparut en Russie, amenant avec lui les arts de l’Europe. Des artisans de toute espèce l’y suivirent en foule. On vit pour la première fois de grands vaisseaux russes sur la mer Noire, dans la Baltique, et dans l’Océan. Des bâtiments d’une architecture régulière et noble furent élevés au milieu des huttes moscovites. Il établit des colléges, des académies, des imprimeries, des bibliothèques ; les villes furent policées ; les habillements, les coutumes, changèrent peu à peu, quoique avec difficulté. Les Moscovites connurent par degrés ce que c’est que la société. Les superstitions même furent abolies ; la dignité de patriarche fut éteinte : le czar se déclara le chef de la

  1. Dans les éditions de 1731 à 1746 inclusivement, on lisait : « Le hasard voulut que le fils d’un Français réfugié à Genève, nommé Le Fort, vint chercher de l’emploi dans les troupes moscovites, etc. » Tout le reste du passage a aussi été changé. Dans l’édition de 1748, Voltaire mit : « Un jeune Genevois, nommé Le Fort, d’une ancienne famille de Genève, fils d’un marchand droguiste, fut le premier instrument, etc. » C’est ce que porte encore l’édition de 1751. Mais l’édition de Dresde, 1752, contient la version actuelle : « Le Fort, comme on l’a déjà dit, fut, etc. » C’est dans ses Anecdotes sur le czar Pierre le Grand, publiées en 1748, que Voltaire avait déjà parlé de Le Fort. (B.)