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LIVRE PREMIER.


nord de l’Asie et celui de l’Europe, et, depuis les frontières de la Chine, s’étend l’espace de quinze cents lieues jusqu’aux confins de la Pologne et de la Suède. Mais ce pays immense était à peine connu de l’Europe avant le czar Pierre. Les Moscovites étaient moins civilisés que les Mexicains quand ils furent découverts par Cortès[1] ; nés tous esclaves de maîtres aussi barbares qu’eux, ils croupissaient dans l’ignorance, dans le besoin de tous les arts, et dans l’insensibilité de ces besoins, qui étouffait toute industrie. Une ancienne loi, sacrée parmi eux, leur défendait, sous peine de mort, de sortir de leur pays sans la permission de leur patriarche. Cette loi, faite pour leur ôter les occasions de connaître leur joug, plaisait à une nation qui, dans l’abîme de son ignorance et de sa misère, dédaignait tout commerce avec les nations étrangères.

L’ère des Moscovites commençait à la création du monde ; ils comptaient 7207 ans au commencement du siècle passé[2], sans pouvoir rendre raison de cette date. Le premier jour de leur année revenait au 13 de notre mois de septembre. Ils alléguaient, pour raison de cet établissement, qu’il était vraisemblable que Dieu avait créé le monde en automne, dans la saison où les fruits de la terre sont dans leur maturité. Ainsi les seules apparences de connaissances qu’ils eussent étaient des erreurs grossières : personne ne se doutait parmi eux que l’automne de Moscovie pût être le printemps d’un autre pays dans les climats opposés. Il n’y avait pas longtemps que le peuple avait voulu brûler à Moscou le secrétaire d’un ambassadeur de Perse, qui avait prédit une éclipse de soleil. Ils ignoraient jusqu’à l’usage des chiffres ; ils se servaient, pour leurs calculs, de petites boules enfilées dans des fils d’archal. Il n’y avait pas d’autre manière de compter dans tous les bureaux de recettes et dans le trésor du czar.

[3]Leur religion était et est encore celle des chrétiens grecs, mais mêlée de superstitions, auxquelles ils étaient d’autant plus fortement attachés qu’elles étaient plus extravagantes, et que le joug en était plus gênant. Peu de Moscovites osaient manger du pigeon, parce que le Saint-Esprit est peint en forme de colombe. Ils observaient régulièrement quatre carêmes par an ; et, dans ces

  1. Comparez le chapitre CXLVII de l’Essai sur les Mœurs, où Voltaire regarde comme fort avancée la civilisation des Mexicains.
  2. Voltaire écrivait dans le xviiie siècle. Le siècle passé signifie donc ici le xviie siècle.
  3. Tout ce morceau est copié mot à mot par le génovéfain Barre, dans son Histoire d’Allemagne, tome IX, page 75 et suivantes. (Note de Voltaire.)