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REMARQUES
SUR L’HISTOIRE[1]

Ne cessera-t-on jamais de nous tromper sur l’avenir, le présent, et le passé ? Il faut que l’homme soit bien né pour l’erreur, puisque dans ce siècle éclairé on prend tant de plaisir à nous débiter les fables d’Hérodote, et des fables encore qu’Hérodote n’aurait jamais osé conter même à des Grecs.

Que gagne-t-on à nous redire que Ménès était petit-fils de Noé ? et par quel excès d’injustice peut-on se moquer des généalogies de Moréri, quand on en fabrique de pareilles ? Certes Noé envoya sa famille voyager loin : son petit-fils Ménès, en Égypte ; son autre petit-fils, à la Chine ; je ne sais quel autre petit-fils, en Suède, et un cadet, en Espagne. Les voyages alors formaient les jeunes gens bien mieux qu’aujourd’hui : il a fallu chez nos nations modernes des dix ou douze siècles pour s’instruire un peu de la géométrie ; mais ces voyageurs dont on parle étaient à peine arrivés dans des pays incultes qu’on y prédisait les éclipses. On ne peut douter au moins que l’histoire authentique de la Chine ne rapporte des éclipses calculées il y a environ quatre mille ans. Confucius en cite trente-six, dont les missionnaires mathématiciens ont vérifié trente-deux. Mais ces faits n’embarrassent point ceux qui ont fait Noé grand-père de Fo-hi : car rien ne les embarrasse.

D’autres adorateurs de l’antiquité nous font regarder les Égyptiens comme le peuple le plus sage de la terre, parce que, dit-on, les prêtres avaient chez eux beaucoup d’autorité ; et il se trouve que ces prêtres si sages, ces législateurs d’un peuple sage, adoraient des singes, des chats, et des oignons. On a beau se récrier sur la beauté des anciens ouvrages égyptiens, ceux qui nous sont

  1. Dans l’édition de 1756 des Œuvres de Voltaire, le tome VI, qui contenait les Anecdotes sur le czar Pierre le Grand et l’Histoire de Charles XII, avait, en forme de préface, ces Remarques sur l’histoire, imprimées dès 1742. (B.)