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DE L'ABOLISSEMENT DES JÉSUITES.


persécuteurs comme les jésuites, et n’étaient pas détestés comme eux.

On a prétendu que leur général avait eu l’imprudence de rendre de mauvais offices dans Rome à un ambassadeur de

    parlement de Bourgogne, un peu avant la banqueroute de leur frère La Valette, qui fut la pierre détachée de la montagne par laquelle le colosse fut renversé. Ils avaient auprès de Genève un hospice et un domaine de trois à quatre mille livres de rente ; ils voulurent l’augmenter. Ce domaine devait appartenir légitimement à une famille noble de Bourgogne, composée d’une mère et de sept enfants, tous dans le service militaire. Ce domaine avait été engagé à des Genevois par un acte nommé antichrèse ; et par cet acte, passé depuis plus de quatre-vingts ans, ces Genevois jouissaient de la terre, que la famille n’était pas en état de racheter.

    « Les jésuites s’emparèrent de cette terre en s’accommodant avec un syndic de Genève, qui en était en possession. Il leur fallait des lettres patentes du roi. Ils les obtinrent. Ce n’était pas encore assez ; ces lettres devaient être enregistrées au parlement de Dijon, et comme personne ne réclamait, l’enregistrement ne souffrait aucune difficulté ; mais ce n’était pas tout. Ils dépouillaient des mineurs qui pouvaient tous revenir contre eux. Ils eurent la hardiesse d’énoncer, dans une requête que j’ai vue, que ces mineurs ne seraient jamais en état de rentrer dans leur bien. Un bon citoyen, que j’ai longtemps fréquenté, indigné de voir ainsi une famille entière dépouillée du bien de ses ancêtres, lui prêta l’argent nécessaire pour purger l’antichrèse et pour rentrer dans son domaine. Les jésuites furent alors obligés d’abandonner leur entreprise.

    « On sut cette aventure ; elle ne diminua pas la haine qu’on portait à la société. D’autres religieux avaient acquis des richesses par des manœuvres semblables, plus sourdes et plus heureuses. En général, on portait envie aux moines opulents : ils étaient regardés comme le fardeau de la patrie ; mais n’ayant pas été persécuteurs comme les jésuites, ils n’étaient pas détestés comme eux.

    « Dans le même temps un de leurs supérieurs, nommé La Valette, employé dans les missions des îles de l’Amérique, fit une banqueroute de plus de deux millions tant aux sieurs Lioney et Gouffre, négociants de Marseille, qu’à un commissaire des guerres et à d’autres personnes qui leur avaient confié leur argent. « Ce n’était pas la première banqueroute qu’ils avaient faite : on se souvenait de leur fameuse banqueroute de Séville, qui réduisit à la mendicité plus de cent familles en 1644. Comme ils avaient eu en Espagne assez de crédit pour n’être pas obligés à restitution, ils crurent qu’ils seraient aussi heureux en France : ils imaginèrent qu’on ne rendrait jamais le corps entier responsable des engagements d’un de ses membres ; et quoiqu’ils passassent pour grands politiques, ils furent assez aveugles pour plaider au parlement de Paris, pouvant plaider devant la commission du conseil établie alors pour juger les différends touchant le négoce de l’Amérique.

    « La cause fut plaidée à la grand’chambre avec la plus grande solennité. On y allait en foule comme aux spectacles. Le sieur Gerbier, célèbre avocat, se fit, en parlant contre eux, la même réputation qu’autrefois les Arnauld et les Pasquier. Le 8 mai 1761, toutes les maisons des jésuites, excepté les colléges, furent condamnées solidairement à payer les créanciers, et ce qu’il y eut de singulier, c’est que le général des jésuites, résidant à Rome, fut condamné par le même arrêt, comme si on avait pu le contraindre. Le prononcé fut reçu du public avec des applaudissements et des battements de mains incroyables. Quelques jésuites, qui avaient eu la hardiesse et la simplicité d’assister à l’audience, furent reconduits par la populace avec des huées. La joie fut aussi universelle que la haine ;