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d’un édit pour abolir cette coutume, qui déshonore l’humanité ; mais les magistrats qui possédaient des terres avec cette prérogative éludèrent des lois qui n’étaient faites que pour l’utilité publique ; et l’Église, qui a des serfs, s’opposa encore plus que la magistrature à ces lois sages. Les états généraux de 1615 prièrent vainement Louis XIII de renouveler les édits éludés de ses prédécesseurs, et de les faire exécuter. Le président de Lamoignon dressa un projet pour détruire cet usage, et pour dédommager les seigneurs ; ce projet fut négligé[1].

De nos jours, le roi de Sardaigne a détruit cette servitude en Savoie ; elle reste établie en France parce que les maux des provinces ne sont pas sentis dans la capitale. Tout ce qui est loin de nos yeux ne nous touche jamais assez.

  1. Quelle que soit la première origine de la servitude de la glèbe, on ne peut la regarder dans l’état actuel que comme une condition sous laquelle la propriété d’une habitation, d’une terre, a été cédée au serf. Cette propriété a pu sans doute être usurpée par le seigneur ; mais la prescription a couvert presque partout le vice du premier titre de propriété. C’est donc sous ce point de vue qu’il faut considérer la servitude. Toute convention dont l’exécution embrasse un temps indéterminé rentre nécessairement dans la dépendance du législateur ; il peut la rompre ou la modifier en conservant les droits primitifs de chacun. Ce droit du législateur dérive de la nature même des choses, qui changent continuellement. Le consentement du législateur ne peut même lui enlever ce droit, parce qu’il est également contre la nature qu’il puisse prendre un engagement éternel. Il n’est obligé alors que de se conformer aux droits primitifs des hommes, antérieurs aux lois civiles, et indépendants de ces lois. Dans le cas particulier que nous examinons, tout ce qu’on doit au seigneur est un dédommagement d’une valeur égale à ce qu’il perd par la suppression de la servitude, et, autant qu’il est possible, d’une nature semblable. Ainsi le législateur doit substituer aux corvées, aux droits éventuels, un revenu égal levé sur la terre et évalué en denrées, et non un remboursement ou une rente en monnaie. Sans doute le législateur a également le droit de rendre toute rente foncière remboursable à un taux fixé par la loi, mais il n’est ici question que de l’abolition de la servitude ; celle des rentes féodales est un objet plus étendu, mais beaucoup moins pressant, parce qu’il n’en résulte qu’une perte pour l’État, et non une injustice.

    Quant aux servitudes qui tombent sur ceux qui ne tiennent aucune terre du seigneur, elles doivent être abolies sans accorder aucun dédommagement, puisqu’elles sont une violation du droit naturel, contre lequel aucun usage, aucune loi ne peut proscrire.

    Le dédommagement dont nous avons parlé ne peut au reste regarder que les seigneurs laïques ; les biens ecclésiastiques appartiennent à la nation, et le législateur, qui a le droit absolu d’en disposer, peut faire pour leurs serfs tout ce qu’il peut faire pour ceux du domaine direct de l’État.

    Observons enfin que jamais le dédommagement ne peut aller au delà du revenu net de la terre qui a été abandonnée par le seigneur, et doit être fixé un peu au-dessous. Quant aux opérations nécessaires pour former toutes les évaluations avec une justice rigoureuse, elles dépendent des principes connus de l’arithmétique politique. (K.)