Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome15.djvu/418

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

besoin de la fortune. Le roi de France Henri II, qui secourait déjà les Corses[1], pour les subjuguer peut-être, fut tué dans un tournoi.

Les d’Ornano, n’ayant plus l’appui dangereux de la cour de France, en implorèrent un plus dangereux encore, celui des Ottomans. Mais la Porte dédaigna de se mêler des querelles de deux petits peuples qui se disputaient des rochers sur les côtes d’Italie. Les Corses restèrent asservis aux Génois ; plus ces insulaires avaient voulu secouer leur joug, plus Gênes l’appesantit.

Les Corses furent longtemps gouvernés par une loi qui ressemblait à la loi veimique ou vestphalienne de Charlemagne, loi par laquelle le commissaire délégué dans l’île condamnait à mort ou aux galères, sur une information secrète, sans interroger l’accusé, sans mettre la moindre formalité dans son jugement. La sentence était conçue en ces tenues dans un registre secret : « Étant informé en ma conscience que tels et tels sont coupables, je les condamne à mort. » Il n’y avait pas plus de formalité dans l’exécution que dans la sentence, il est inconcevable que Charlemagne ait imaginé une telle procédure qui a duré cinq cents ans en Vestphalie, et qui ensuite a été imitée chez les Corses. Ces insulaires s’assassinaient continuellement les uns les autres, et leur juge faisait ensuite assassiner les survivants sur l’information de sa conscience : c’est des deux côtés le dernier degré de la barbarie. Les Corses avaient besoin d’être policés, et on les écrasait ; il fallait les adoucir, et on les rendait encore plus farouches. Une haine atroce et indestructible s’invétéra entre eux et leurs maîtres, et fut une seconde nature. Il y eut douze soulèvements que les Corses appelèrent efforts de liberté, et les Génois crimes de haute trahison. Depuis l’année 1725 ce ne furent que séditions, châtiments, soulèvements, déprédations, meurtres de citoyens corses assassinés par leurs concitoyens. Croirait-on bien que, dans une requête envoyée au roi de France par les chefs corses en 1738[2], il est dit qu’il y eut vingt-six mille assassinats sous le gouvernement des seize derniers commissaires génois, et dix-sept cents depuis deux années ? Les plaignants ajoutaient que les commissaires de Gênes connivaient à ces crimes pour ramasser plus de confiscations et d’amendes. L’accusation semblait exagérée, mais il en résultait que le gouvernement était mauvais, et les peuples plus mauvais encore. La Corse coûtait au sénat de Gênes beaucoup plus de trésors et d’embarras qu’elle ne valait ; il pouvait

  1. En 1553.
  2. La requête fut remise à Fleury le 9 novembre 1737. (G. A.)