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SUPPLÉMENT AU SIÈCLE DE LOUIS XIV.

Il avait entendu à Paris, au théâtre, ces vers dans la bouche de Cicéron :

Un courage indompté, dans le cœur des mortels,
Fait ou les grands héros, ou les grands criminels,
Qui du crime à la terre a donné les exemples
S’il eût aimé la gloire eût mérité des temples ;
Catilina lui-même, à tant d’horreurs instruit,
Eût été Scipion si je l’avais conduit.
Je réponds de César, il est l’appui de Rome :
j’y vois plus d’un Sylla, mais j’y vois un grand homme.

Rome sauvée, acte V, scène iii.

Voilà comme l’auteur de Mes Pensées s’approprie ces vers dans sa prose (page 79) : « Une république fondée par Cartouche aurait eu de plus sages lois que la république de Solon. Ce sont les mêmes qualités qui font les grands héros et les grands criminels ; et l’âme du grand Condé ressemblait à celle de Cartouche. »

Il y a dans ce petit recueil vingt maximes pareilles. Elles caractérisent une âme qui n’est pas celle du grand Condé ; et ce qui est rare, c’est l’air de maître avec lequel ce monsieur ose dire ce que les Clarendon et les de Thou n’auraient exprimé qu’avec défiance, ou plutôt ce qu’ils n’auraient jamais dit. « Donnez-moi, dit-il (page 25), un Stuart qui ait l’âme de Cromwell, et je le ferai roi d’Angleterre. » Vous le ferez roi d’Angleterre ! vous ! quel faiseur de monarques ! Le fou du roi Jacques Ier s’étant un jour assis sur le trône, on lui demanda : « Que fais-tu là, maraud ? » Il répondit : Je règne. L’auteur de Mes Pensées fait plus, il fait régner[1]. C’est ce modeste et sage écrivain, ce grand politique, ce précepteur du genre humain, qui, pour l’instruction publique, a donné l’édition du Siècle de Louis XIV.

Comme, avec une imagination si brillante, il pourrait savoir quelque chose de l’histoire, il ne serait pas impossible qu’il eût en effet critiqué à propos quelque fausse date, quelque méprise dans les faits ; mais point. Son génie ne lui a pas permis de s’abaisser à ces détails. C’est La Beaumelle qui daigne enseigner la langue française à Voltaire ; c’est La Beaumelle qui décide sur les auteurs ; c’est La Beaumelle qui se mêle de condamner Louis XIV ; c’est La Beaumelle qui dit qu’on se gâte à Postdam ; c’est La Beaumelle qui, sans daigner jamais apporter la moindre

  1. La Beaumelle reproche à Voltaire d’avoir emprunté ce trait au Roi de Cocagne, de Legrand. (G. A.)