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SUITE DES ARTS.

cèdent les uns aux autres presque sans relâche ; sont à la longue effacés des registres des temps. Les détails et les ressorts de la politique tombent dans l’oubli : les bonnes lois, les instituts, les monuments produits par les sciences et par les arts, subsistent à jamais.

La foule des étrangers qui voyagent aujourd’hui à Rome, non en pèlerins, mais en hommes de goût, s’informent peu de Grégoire VII et de Boniface VIII ; ils admirent les temples que les Bramante et les Michel-Ange ont élevés, les tableaux des Raphaël, les sculptures des Bernini ; s’ils ont de l’esprit, ils lisent l’Arioste et le Tasse, et ils respectent la cendre de Galilée. En Angleterre, on parle un moment de Cromwell ; on ne s’entretient plus des guerres de la rose blanche, mais on étudie Newton des années entières ; on n’est point étonné de lire dans son épitaphe qu’il a été la gloire du genre humain, et on le serait beaucoup si on voyait en ce pays les cendres d’aucun homme d’État honorées d’un pareil titre.

Je voudrais ici pouvoir rendre justice à tous les grands hommes qui ont comme lui illustré leur patrie dans le dernier siècle. J’ai appelé ce siècle celui de Louis XIV, non-seulement parce que ce monarque a protégé les arts beaucoup plus que tous les rois ses contemporains ensemble, mais encore parce qu’il a vu renouveler trois fois toutes les générations des princes de l’Europe. J’ai fixé cette époque à quelques années avant Louis XIV[1] et à quelques années après lui : c’est en effet dans cet espace de temps que l’esprit humain a fait les plus grands progrès.

Les Anglais ont plus avancé vers la perfection presque en tous les genres depuis 1660 jusqu’à nos jours que dans tous les siècles précédents. Je ne répéterai point ici ce que j’ai dit ailleurs de Milton[2]. Il est vrai que plusieurs critiques lui reprochent de la bizarrerie dans ses peintures, son paradis des sots, ses murailles d’albâtre qui entourent le paradis terrestre ; ses diables qui de géants qu’ils étaient se transforment en pygmées pour tenir moins de place au conseil, dans une grande salle toute d’or bâtie en enfer, les canons qu’on tire dans le ciel, les montagnes qu’on s’y jette à la tête ; des anges à cheval, des anges qu’on coupe en deux, et dont les parties se rejoignent soudain. On se plaint de ses longueurs, de ses répétitions ; on dit qu’il n’a égalé ni Ovide ni Hésiode dans sa longue description de la manière dont la terre, les animaux et l’homme furent formés. On censure ses dissertations sur

  1. Voyez page 157.
  2. Voyez, tome VIII, le chapitre IX de l'Essai sur la poésie épique. Le morceau sur Milton, qu’on lit à l’article Épopée, dans le Dictionnaire philosophique, est de 1771.