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en cendres. Les généraux français, qui ne pouvaient qu’obéir, firent donc signifier, dans le cœur de l’hiver, aux citoyens de toutes ces villes si florissantes et si bien réparées, aux habitants des villages, aux maîtres de plus de cinquante châteaux, qu’il fallait quitter leurs demeures, et qu’on allait les détruire par le fer et par les flammes. Hommes, femmes, vieillards, enfants, sortirent en hâte. Une partie fut errante dans les campagnes ; une autre se réfugia dans les pays voisins, pendant que le soldat, qui passe toujours les ordres de rigueur et qui n’exécute jamais ceux de clémence, brûlait et saccageait leur patrie. On commença par Manheim et par Heidelberg, séjour des électeurs ; leurs palais furent détruits comme les maisons des citoyens ; leurs tombeaux furent ouverts par la rapacité du soldat, qui croyait y trouver des trésors ; leurs cendres furent dispersées. C’était pour la seconde fois que ce beau pays était désolé sous Louis XIV ; mais les flammes dont Turenne avait brûlé deux villes et vingt villages du Palatinat n’étaient que des étincelles en comparaison de ce dernier incendie. L’Europe en eut horreur. Les officiers qui l’exécutèrent étaient honteux d’être les instruments de ces duretés. On les rejetait sur le marquis de Louvois, devenu plus inhumain par cet endurcissement de cœur que produit un long ministère. Il avait en eflfet donné ces conseils ; mais Louis avait été le maître de ne les pas suivre. Si le roi avait été témoin de ce spectacle, il aurait lui-même éteint les flammes. Il signa, du fond de son palais de Versailles et au milieu des plaisirs, la destruction de tout un pays parce qu’il ne voyait dans cet ordre que son pouvoir et le malheureux droit de la guerre ; mais, de plus près, il n’en eût vu que l’horreur. Les nations, qui jusque-là n’avaient blâmé que son ambition en l’admirant, crièrent alors contre sa dureté, et blâmèrent même sa politique : car si les ennemis avaient pénétré dans ses États, comme lui chez les ennemis, ils eussent mis ses villes en cendres.

Ce danger était à craindre : Louis, en couvrant ses frontières de cent mille soldats, avait appris à l’Allemagne à faire de pareils efforts. Cette contrée, plus peuplée que la France, peut aussi fournir de plus grandes armées. On les lève, on les assemble, on les paye plus difficilement ; elles paraissent plus tard en campagne ; mais la discipline, la patience dans les fatigues, les rendent sur la fin d’une campagne aussi redoutables que les Français le sont au commencement. Le duc de Lorraine Charles V les commandait. Ce prince, toujours dépouillé de son État par Louis XIV, ne pouvant y rentrer, avait conservé l’empire à l’em-