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qu’à la mort de Charles l’Espagne passerait sous la domination de l’empereur. Il n’est pas dit s’il en coûta de l’argent pour cette étrange négociation. D’ordinaire ce principal article de tant de traités demeure secret.

Léopold n’eut pas sitôt signé l’acte qu’il s’en repentit ; il exigea au moins qu’aucune cour n’en eût connaissance ; qu’on n’en fît point une double copie selon l’usage ; et que le seul instrument qui devait subsister fût enfermé dans une cassette de métal, dont l’empereur aurait une clef et le roi de France l’autre. Cette cassette dut être déposée entre les mains du grand-duc de Florence. L’empereur la remit pour cet effet entre les mains de l’ambassadeur de France à Vienne, et le roi envoya seize de ses gardes du corps aux portes de Vienne pour accompagner le courrier, de peur que l’empereur ne changeât d’avis et ne fît enlever la cassette sur la route. Elle fut portée à Versailles, et non à Florence ; ce qui laisse soupçonner que Léopold avait reçu de l’argent, puisqu’il n’osa se plaindre.

Voilà comment l’empereur laissa dépouiller le roi d’Espagne.

Le roi, comptant encore plus sur ses forces que sur ses raisons, marcha en Flandre à des conquêtes assurées. (1667) Il était à la tête de trente-cinq mille honmies ; un autre corps de huit mille fut envoyé vers Dunkerque ; un de quatre mille vers Luxembourg. Turenne était sous lui le général de cette armée. Colbert avait multiplié les ressources de l’État pour fournir à ces dépenses. Louvois, nouveau ministre de la guerre, avait fait des préparatifs immenses pour la campagne. Des magasins de toute espèce étaient distribués sur la frontière. Il introduisit le premier cette méthode avantageuse, que la faiblesse du gouvernement avait jusqu’alors rendue impraticable, de faire subsister les armées par magasins ; quelque siège que le roi voulût faire, de quelque côté qu’il tournât ses armes, les secours en tout genre étaient prêts, les logements des troupes marqués, leurs marches réglées. La discipline, rendue plus sévère de jour en jour par l’austérité inflexible du ministre, enchaînait tous les officiers à leur devoir. La présence d’un jeune roi, l’idole de son armée, leur rendait la dureté de ce devoir aisée et chère. Le grade militaire commença dès lors à être un droit beaucoup au-dessus de celui de la naissance. Les services et non les aïeux furent comptés, ce qui ne s’était guère vu encore : par là l’officier de la plus médiocre naissance fut encouragé, sans que ceux de la plus haute eussent à se plaindre. L’infanterie, sur qui tombait tout le poids de la guerre, depuis l’inutilité reconnue des lances, partagea les récompenses dont la