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d’un prophète, mais d’un homme très-sensé. Il se peut qu’étant convaincu que les médecins pouvaient se tromper, il voulût, en cas qu’il en réchappât, se donner auprès du peuple la gloire d’avoir prédit sa guérison, et rendre par là sa personne plus respectable, et même plus sacrée.

Il fut enterré en monarque légitime, et laissa dans l’Europe la réputation d’un homme intrépide, tantôt fanatique, tantôt fourbe, et d’un usurpateur qui avait su régner.

Le chevalier Temple prétend que Cromwell avait voulu, avant sa mort, s’unir avec l’Espagne contre la France, et se faire donner Calais avec le secours des Espagnols, comme il avait eu Dunkerque par les mains des Français. Rien n’était plus dans son caractère et dans sa politique. Il eût été l’idole du peuple anglais en dépouillant ainsi, l’une après l’autre, deux nations que la sienne haïssait également. La mort renversa ses grands desseins, sa tyrannie et la grandeur de l’Angleterre.

Il est à remarquer qu’on porta le deuil de Cromwell à la cour de France, et que Mademoiselle fut la seule qui ne rendît point cet hommage à la mémoire du meurtrier d’un roi son parent.

Nous avons vu déjà[1] que Richard Cromwell succéda paisiblement et sans contradiction au protectorat de son père, comme un prince de Galles aurait succédé à un roi d’Angleterre. Richard fit voir que du caractère d’un seul homme dépend souvent la destinée de l’État. Il avait un génie bien contraire à celui d’Olivier Cromwell, toute la douceur des vertus civiles, et rien de cette intrépidité féroce qui sacrifie tout à ses intérêts[2]. Il eût conservé l’héritage acquis par les travaux de son père s’il eût voulu faire tuer trois ou quatre principaux officiers de l’armée, qui s’opposaient à son élévation. Il aima mieux se démettre du gouvernement que de régner par des assassinats ; il vécut particulier, et même ignoré, jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans, dans le pays dont il avait été quelques jours le souverain. Après sa démission du protectorat, il voyagea en France ; on sait qu’à Montpellier le prince de Conti, frère du grand Condé, en lui parlant sans le connaître, lui dit un jour : « Olivier Cromwell était un grand homme ; mais son fils Richard est un misérable de n’avoir pas su jouir du fruit des

  1. Dans l’Essai sur les Mœurs (tome XIII, page 81), chapitre clxxxi. (Note de Voltaire.)
  2. Richard ne mérite guère l’éloge que Voltaire fait de loi. C’était un homme sans vertus d’aucune sorte. (G. A.)