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DU MOGOL.

Une chose digne d’observation, c’est que les arts ne sortent presque jamais des familles où ils sont cultivés ; les filles des artisans ne prennent des maris que du métier de leurs pères : c’est une coutume très-ancienne en Asie, et qui avait passé autrefois en loi dans l’Égypte.

La loi de l’Asie et de l’Afrique, qui a toujours permis la pluralité des femmes, n’est pas une loi dont le peuple, toujours pauvre, puisse faire usage. Les riches ont toujours compté les femmes au nombre de leurs biens, et ils ont pris des eunuques pour les garder : c’est un usage immémorial, établi dans l’Inde comme dans toute l’Asie. Lorsque les Juifs voulurent avoir un roi, il y a plus de trois mille ans, Samuel, leur magistrat et leur prêtre, qui s’opposait à l’établissement de la royauté, remontra aux Juifs que ce roi leur imposerait des tributs pour avoir de quoi donner à ses eunuques. Il fallait que les hommes fussent dès longtemps bien pliés à l’esclavage, pour qu’une telle coutume ne parût point extraordinaire.

Lorsqu’on finissait ce chapitre, une nouvelle révolution a bouleversé l’Indoustan. Les princes tributaires, les vice-rois, ont tous secoué le joug. Les peuples de l’intérieur ont détrôné le souverain. L’Inde est devenue, comme la Perse, le théâtre des guerres civiles. Ces désastres font voir que le gouvernement était très-mauvais, et en même temps que ce prétendu despotisme n’existait pas. L’empereur n’était pas assez puissant pour se faire obéir d’un raïa.

Nos voyageurs ont cru que le pouvoir arbitraire résidait essentiellement dans la personne des Grands Mogols, parce qu’Aurengzeb avait tout asservi. Ils n’ont pas considéré que cette puissance, uniquement fondée sur le droit des armes, ne dure qu’autant qu’on est à la tête d’une armée, et que ce despotisme, qui détruit tout, se détruit enfin de lui-même. Il n’est pas une forme de gouvernement, mais une subversion de tout gouvernement ; il admet le caprice pour toute règle ; il ne s’appuie point sur des lois qui assurent sa durée, et ce colosse tombe par terre dès qu’il n’a plus le bras levé, il se forme de ses débris plusieurs petites tyrannies, et l’État ne reprend une forme constante que quand les lois règnent.

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