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CHAPITRE LXXXII.

Une fille représentant la mère de Dieu allant en Égypte, montée sur cet âne, et tenant un enfant entre ses bras, conduisait une longue procession ; et à la fin de la messe, au lieu de dire : Ite, missa est, le prêtre se mettait à braire trois fois de toutes ses forces, et le peuple répondait par les mêmes cris.

Cette superstition de sauvages venait pourtant d’Italie. Mais quoique au xiiie et au xive siècle quelques Italiens commençassent à sortir des ténèbres, toute la populace y était toujours plongée. On avait imaginé à Vérone que l’âne qui porta Jésus-Christ avait marché sur la mer, et était venu jusque sur les bords de l’Adige par le golfe de Venise ; que Jésus-Christ lui avait assigné un pré pour sa pâture, qu’il y avait vécu longtemps, qu’il y était mort. On enferma ses os dans un âne artificiel qui fut déposé dans l’église de Notre-Dame des Orgues, sous la garde de quatre chanoines : ces reliques furent portées en procession trois fois l’année avec la plus grande solennité.

Ce fut cet âne de Vérone qui fit la fortune de Notre-Dame de Lorette. Le pape Boniface VIII, voyant que la procession de l’âne attirait beaucoup d’étrangers, crut que la maison de la Vierge Marie en attirerait davantage, et ne se trompa point : il autorisa cette fable de son autorité apostolique. Si le peuple croyait qu’un âne avait marché sur la mer, de Jérusalem jusqu’à Vérone, il pouvait bien croire que la maison de Marie avait été transportée de Nazareth à Loretto. La petite maison fut bientôt enfermée dans une église superbe : les voyages des pèlerins et les présents des princes rendirent ce temple aussi riche que celui d’Éphèse. Les Italiens s’enrichissaient du moins de l’aveuglement des autres peuples ; mais ailleurs on embrassait la superstition pour elle-même, et seulement en s’abandonnant à l’instinct grossier et à l’esprit du temps. Vous avez observé plus d’une fois que ce fanatisme, auquel les hommes ont tant de penchant, a toujours servi non-seulement à les rendre plus abrutis, mais plus méchants. La religion pure adoucit les mœurs en éclairant l’esprit ; et la superstition, en l’aveuglant, inspire toutes les fureurs.

Il y avait en Normandie, qu’on appelle le pays de sapience, un abbé des couards, qu’on promenait dans plusieurs villes sur un char à quatre chevaux, la mitre en tête, la crosse à la main, donnant des bénédictions et des mandements.

Un roi des ribauds était établi à la cour par lettres patentes. C’était dans son origine un chef, un juge d’une petite garde du palais, et ce fut ensuite un fou de cour qui prenait un droit sur les filous et sur les filles publiques. Point de ville qui n’eût des con-