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CHAPITRE LXXX.

leur conserver. Les divisions de l’Angleterre contribuèrent autant que Charles VII à la réunion de la France. Cet Henri VI, qui avait porté les deux couronnes, et qui même était venu se faire sacrer à Paris, détrôné à Londres par ses parents, fut rétabli, et détrôné encore.

Charles VII, maître enfin paisible de la France, y établit un ordre qui n’y avait jamais été depuis la décadence de la famille de Charlemagne. Il conserva des compagnies réglées de quinze cents gendarmes. Chacun de ces gendarmes devait servir avec six chevaux ; de sorte que cette troupe composait neuf mille cavaliers. Le capitaine de cent hommes avait mille sept cents livres de compte par an, ce qui revient à environ dix mille livres numéraires d’aujourd’hui. Chaque gendarme avait trois cent soixante livres de paye annuelle, et chacun des cinq hommes qui l’accompagnaient avait quatre livres de ce temps-là par mois. Il établit aussi quatre mille cinq cents archers, qui avaient cette même paye de quatre livres, c’est-à-dire environ vingt-quatre des nôtres. Ainsi en temps de paix il en coûtait environ six millions de notre monnaie présente pour l’entretien des soldats. Les choses ont bien changé dans l’Europe : cet établissement des archers fait voir que les mousquets n’étaient pas encore d’un fréquent usage. Cet instrument de destruction ne fut commun que du temps de Louis XI.

Outre ces troupes, tenues continuellement sous le drapeau, chaque village entretenait un franc-archer exempt de taille ; et c’est par cette exemption, attachée d’ailleurs à la noblesse, que tant de personnes s’attribuèrent bientôt la qualité de gentilhomme de nom et d’armes. Les possesseurs des fiefs immédiats furent dispensés du ban, qui ne fut plus convoqué. Il n’y eut que l’arrière-ban, composé des arrière-petits vassaux, qui resta sujet encore à servir dans les occasions.

On s’étonne qu’après tant de désastres la France eût tant de ressources et d’argent. Mais un pays riche par ses denrées ne cesse jamais de l’être, quand la culture n’est pas abandonnée. Les guerres civiles ébranlent le corps de l’État, et ne le détruisent point. Les meurtres et les saccagements qui désolent des familles en enrichissent d’autres. Les négociants deviennent d’autant plus habiles qu’il faut plus d’art pour se sauver parmi tant d’orages. Jacques Cœur en est un grand exemple : il avait établi le plus grand commerce qu’aucun particulier de l’Europe eût jamais embrassé. Il n’y eut depuis lui que Cosme Medici, que nous appelons de Médicis, qui l’égalât. Jacques Cœur avait trois cents fac-