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SUITE DU RÈGNE DE PHILIPPE II.
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donnait l’immensité de ses pays et de ses trésors. Trois mille millions de nos livres que lui coûtèrent sa cruauté despotique dans les Pays-Bas, et son ambition en France, ne l’appauvriront point. L’Amérique et les Indes orientales furent toujours inépuisables pour lui. Il arriva seulement que ses trésors enrichirent l’Europe malgré son intention. Ce que ses intrigues prodiguèrent en Angleterre, en France, en Italie, ce que ses armements lui coûtèrent dans les Pays-Bas, ayant augmenté les richesses des peuples qu’il voulait subjuguer, le prix des denrées doubla presque partout, et l’Europe s’enrichit du mal qu’il avait voulu lui faire.

Il avait environ trente millions de ducats d’or de revenu, sans être obligé de mettre de nouveaux impôts sur ses peuples. C’était plus que tous les monarques chrétiens ensemble. Il eut par là de quoi marchander plus d’un royaume, mais non de quoi les conquérir. Le courage d’esprit d’Élisabeth, la valeur de Henri IV, et celle des princes d’Orange, triomphèrent de ses trésors et de ses intrigues ; mais, si on en excepte le saccagement de Cadix, l’Espagne fut de son temps toujours tranquille et toujours heureuse.

Les Espagnols eurent une supériorité marquée sur les autres peuples : leur langue se parlait à Paris, à Vienne, à Milan, à Turin ; leurs modes, leur manière de penser et d’écrire, subjuguèrent les esprits des Italiens ; et depuis Charles-Quint jusqu’au commencement du règne de Philippe III, l’Espagne eut une considération que les autres peuples n’avaient point.

Dans le temps qu’il faisait la paix avec la France, il donna les Pays-Bas et la Franche-Comté en dot à sa fille Claire-Eugénie, qu’il n’avait pu faire reine, et il les donna comme un fief réversible à la couronne d’Espagne, faute de postérité.

Philippe mourut bientôt après (13 septembre 1598) à l’âge de soixante et onze ans, dans ce vaste palais de l’Escurial qu’il avait fait vœu de bâtir en cas que ses généraux gagnassent la bataille de Saint-Quentin : comme s’il importait à Dieu que le connétable de Montmorency ou Philibert de Savoie gagnât la bataille, et comme si la faveur céleste s’achetait par des bâtiments !

La postérité a mis ce prince au rang des plus puissants rois, mais non des plus grands. On l’appela le Démon du Midi[1], parce que du fond de l’Espagne, qui est au midi de l’Europe, il troubla tous les autres États.

  1. Ab incursu et dæmonio meridiano. Ps. xc, 6. C’est sous le nom de Démon du Midi que Voltaire parle de Philippe II dans le Dictionnaire philosophique, au mot Démocratie. (B.)