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DE LA BATAILLE DE LÉPANTE.

CHAPITRE CLX.


De la bataille de Lépante.


Les Vénitiens, après la porte de l’île de Chypre, commerçant toujours avec les Turcs, et osant toujours être leurs ennemis, demandaient des secours à tous les princes chrétiens, que l’intérêt commun devait réunir. C’était encore l’occasion d’une croisade ; mais vous avez déjà vu qu’à force d’en avoir fait autrefois d’inutiles, on n’en faisait point de nécessaires. Le pape Pie V fit bien mieux que de prêcher une croisade ; il eut le courage de faire la guerre à l’empire ottoman, en se liguant avec les Vénitiens et le roi d’Espagne Philippe II. Ce fut la première fois qu’on vit l’étendard des deux clefs déployé contre le croissant, et les galères de Rome affronter les galères ottomanes. Cette seule action du pape, par laquelle il finit sa vie, doit consacrer sa mémoire. Il ne faut, pour connaître ce pontife, s’en rapporter à aucun de ces portraits colorés par la flatterie, ou noircis par la malignité, ou crayonnés par le bel esprit. Ne jugeons jamais des hommes que par les faits. Pie V, dont le nom était Ghisleri, fut un de ces hommes que le mérite et la fortune tirèrent de l’obscurité pour les élever à la première place du christianisme. Son ardeur à redoubler la sévérité de l’Inquisition, le supplice dont il fit périr plusieurs citoyens, montrent qu’il était superstitieux, cruel et sanguinaire. Ses intrigues pour faire soulever l’Irlande contre la reine Élisabeth, la chaleur avec laquelle il fomenta les troubles de la France, la fameuse bulle In cœna Domini, dont il ordonna la publication toutes les années[1], font voir que son zèle pour la grandeur du saint-siége n’était pas conduit par la modération. Il avait été dominicain : la sévérité de son caractère s’était fortifiée par la dureté d’esprit qu’on puise dans le cloître. Mais cet homme, élevé parmi des moines, eut, comme Sixte-Quint, son successeur, des vertus royales : ce n’est pas le trône, c’est le caractère qui les donne. Pie V fut le modèle du fameux Sixte-Quint ; il lui donna l’exemple d’amasser, en peu d’années, des épargnes assez considérables pour faire regarder le saint-siége comme une puissance.

  1. Voyez, sur la bulle In cœna Domini, l’article Bulle dans le Dictionnaire philosophique, et le Pape, de Joseph de Maistre, chapitre xv. (G. A.)