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CHAPITRE CLIX.

Il mourut en assiégeant, en Hongrie, la ville de Zigeth, et la victoire l’accompagna jusque dans les bras de la mort ; à peine eut-il expiré que la ville fut prise d’assaut. Son empire s’étendait d’Alger à l’Euphrate, et du fond de la mer Noire au fond de la Grèce et de l’Épire.

Sélim II, son successeur, prit sur les Vénitiens l’île de Chypre par ses lieutenants (1571). Comment tous nos historiens peuvent-ils nous répéter qu’il n’entreprit cette conquête que pour boire le vin de Malvoisie de cette île, et pour la donner à un Juif ? Il s’en empara par le droit de convenance. Chypre devenait nécessaire aux possesseurs de la Natolie, et jamais empereur ne fera la conquête d’un royaume ni pour un Juif, ni pour du vin. Un Hébreu, nommé Méquinès, donna quelques ouvertures pour cette conquête, et les vaincus mêlèrent à cette vérité des fables que les vainqueurs ignorent.

Apres avoir laissé les Turcs s’emparer des plus beaux climats de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique, nous contribuâmes à les enrichir. Venise trafiquait avec eux dans le temps même qu’ils lui enlevaient l’île de Chypre, et qu’ils faisaient écorcher vif le sénateur Bragadino, gouverneur de Famagouste. Gênes, Florence, Marseille, se disputaient le commerce de Constantinople. Ces villes payaient en argent les soies et les autres denrées de l’Asie. Les négociants chrétiens s’enrichissaient de ce commerce, mais c’était aux dépens de la chrétienté. On recueillait alors peu de soie en Italie, aucune en France. Nous avons été forcés souvent d’aller acheter du blé à Constantinople ; mais enfin l’industrie a réparé les torts que la nature et la négligence faisaient à nos climats, et les manufactures ont rendu le commerce des chrétiens, et surtout des Français, très-avantageux en Turquie, malgré l’opinion du comte Marsigli, moins informé de cette grande partie de l’intérêt des nations que les négociants de Londres et de Marseille.

Les nations chrétiennes trafiquent avec l’empire ottoman comme avec toute l’Asie. Nous allons chez ces peuples, qui ne viennent jamais dans notre Occident : c’est une prouve évidente de nos besoins. Les Échelles du Levant sont remplies de nos marchands. Toutes les nations commerçantes de l’Europe chrétienne y ont des consuls. Presque toutes entretiennent des ambassadeurs ordinaires à la Porte ottomane, qui n’en envoie point à nos cours. La Porte regarde ces ambassades perpétuelles comme un hommage que les besoins des chrétiens rendent à sa puissance. Elle a fait souvent à ces ministres des affronts, pour lesquels les princes de l’Europe se feraient la guerre entre eux, mais qu’ils