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VAINES DISPUTES SUR L’AMÉRIQUE.

qu’ils mangeront leurs enfants s’ils transgressent sa loi. Le prophète Ézéchiel répète la même menace[1], et ensuite, selon plusieurs commentateurs, il promet aux Hébreux, de la part de Dieu, que s’ils se défendent bien contre le roi de Perse, ils auront à manger de la chair de cheval[2] et de la chair de cavalier[3]. Marco Paolo, ou Marc Paul, dit que, de son temps, dans une partie de la Tartarie, les magiciens ou les prêtres (c’était la même chose) avaient le droit de manger la chair des criminels condamnés à la mort. Tout cela soulève le cœur ; mais le tableau du genre humain doit souvent produire cet effet.

Comment des peuples toujours séparés les uns des autres ont-ils pu se réunir dans une si horrible coutume ? Faut-il croire qu’elle n’est pas absolument aussi opposée à la nature humaine qu’elle le paraît ? Il est sûr qu’elle est rare, mais il est sûr qu’elle existe.

On ne voit pas que ni les Tartares, ni les Juifs, aient mangé souvent leurs semblables. La faim et le désespoir contraignirent, aux siéges de Sancerre et de Paris, pendant nos guerres de religion, des mères à se nourrir de la chair de leurs enfants. Le charitable Las Casas, évêque de Chiapa, dit que cette horreur n’a été commise en Amérique que par quelques peuples chez lesquels il n’a pas voyagé. Dampierre assure qu’il n’a jamais rencontré d’anthropophages, et il n’y a peut-être pas aujourd’hui deux peuplades où cette horrible coutume soit en usage.

Il est un autre vice tout différent, qui semble plus opposé au but de la nature, que cependant les Grecs ont vanté, que les Romains ont permis, qui s’est perpétué dans les nations les plus polies, et qui est beaucoup plus commun dans nos climats chauds et tempérés de l’Europe et de l’Asie que dans les glaces du Septentrion : on a vu en Amérique ce même effet des caprices de la nature humaine ; les Crasiliens pratiquaient cet usage monstrueux et commun ; les Canadiens l’ignoraient. Comment

  1. Chapitre v, 10.
  2. Chapitre xxxix, 20.
  3. En examinant ce passage, on voit que Dieu ordonne d’abord aux Israélites d’annoncer aux oiseaux de proie et aux bêtes féroces qu’il leur donnera à dévorer la chair des princes et des guerriers ; ensuite, sans que la construction grammaticale puisse déterminer à qui il s’adresse, il parle de manger sur sa table la chair des chevaux et des cavaliers. Supposera-t-on que Dieu répète deux fois de suite la même invitation aux oiseaux de proie, de peur qu’ils ne l’entendent pas bien du premier coup ? leur propose-t-il de se mettre à sa table ? sa table est-elle la terre sur laquelle il sert de la chair humaine ? ou enfin en promet-il aux Juifs pour leur recompense ? C’est aux théologiens à juger laquelle de ces deux interprétations est la plus conforme à l’idée qu’ils se font de l’Être suprême. (K.)