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CHAPITRE CXLVI.

Les autres Américains qui s’étaient fait une religion l’avaient faite abominable. Les Mexicains n’étaient pas les seuls qui sacrifiassent des hommes à je ne sais quel être malfaisant : on a prétendu même que les Péruviens souillaient aussi le culte du soleil par de pareils holocaustes ; mais ce reproche paraît avoir été imaginé par les vainqueurs pour excuser leur barbarie. Les anciens peuples de notre hémisphère, et les plus policés de l’autre, se sont ressemblés par cette religion barbare.

Herrera nous assure que les Mexicains mangeaient les victimes humaines immolées[1]. La plupart des premiers voyageurs et des missionnaires disent tous que les Brasiliens, les Caraïbes, les Iroquois, les Hurons, et quelques autres peuplades, mangeaient les captifs faits à la guerre ; et ils ne regardent pas ce fait comme un usage de quelques particuliers, mais comme un usage de nation. Tant d’auteurs anciens et modernes ont parlé d’anthropophages qu’il est difficile de les nier. Je vis en 1725 quatre sauvages amenés du Mississipi à Fontainebleau. Il y avait parmi eux une femme de couleur cendrée comme ses compagnons ; je lui demandai, par l’interprète qui les conduisait, si elle avait mangé quelquefois de la chair humaine ; elle me répondit que oui, très-froidement, et comme à une question ordinaire. Cette atrocité, si révoltante pour notre nature, est pourtant bien moins cruelle que le meurtre. La véritable barbarie est de donner la mort, et non de disputer un mort aux corbeaux ou aux vers. Des peuples chasseurs, tels qu’étaient les Brasiliens et les Canadiens, des insulaires comme les Caraïbes, n’ayant pas toujours une subsistance assurée, ont pu devenir quelquefois anthropophages. La famine et la vengeance les ont accoutumés à cette nourriture, et quand nous voyons, dans les siècles les plus civilisés, le peuple de Paris dévorer les restes sanglants du maréchal d’Ancre, et le peuple de La Haye manger le cœur du grand-pensionnaire de Wit, nous ne devons pas être surpris qu’une horreur, chez nous passagère, ait duré chez les sauvages.

Les plus anciens livres que nous ayons ne nous permettent pas de douter que la faim n’ait poussé les hommes à cet excès. Moïse même menace les Hébreux, dans cinq versets du Deutéronome[2],

  1. Antonio de Tordesillas, dit Herrera, du nom de sa mère, reçut de Philippe II le titre de premier historien des Indes et de Castille. Le meilleur ouvrage qu’il ait fait en cette qualité est l’Histoire générale des gestes des Castillans dans les îles et terre ferme de l’Océan, de l’an 1492 à 1554. Madrid, 1601-1615. 4 vol. in-folio. (E. B.)
  2. Chapitre xxviii, 53-57.