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CHAPITRE CXXXIX.

et le nombre des religieux et des filles cloîtrées allait à huit mille : c’est de tous les États catholiques celui où le nombre des clercs séculiers excède le plus celui des religieux ; mais avoir quarante mille ecclésiastiques, et ne pouvoir entretenir dix mille soldats, c’est le sûr moyen d’être toujours faible.

La France a plus de couvents que toute l’Italie ensemble. Le nombre des hommes et des femmes que renferment les cloîtres montait en ce royaume à plus de quatre-vingt-dix mille au commencement du siècle courant ; l’Espagne n’en a environ que cinquante mille, si on s’en rapporte au dénombrement fait par Gonzalès d’Avila (1620) ; mais ce pays n’est pas à beaucoup près la moitié aussi peuplé que la France, et après l’émigration des Maures et des Juifs, après la transplantation de tant de familles espagnoles en Amérique, il faut convenir que les cloîtres en Espagne tiennent lieu d’une mortalité qui détruit insensiblement la nation.

Il y a dans le Portugal un peu plus de dix mille religieux de l’un et de l’autre sexe : c’est un pays à peu près d’une population égale à celle de l’État du pape, et cependant les cloîtres y sont plus peuplés.

Il n’est point de royaume où l’on n’ait souvent proposé de rendre à l’État une partie des citoyens que les monastères lui enlèvent ; mais ceux qui gouvernent sont rarement touchés d’une utilité éloignée, toute sensible qu’elle est, surtout quand cet avantage futur est balancé par les difficultés présentes.

Les ordres religieux s’opposent tous à cette réforme ; chaque supérieur qui se voit à la tête d’un petit État voudrait accroître la multitude de ses sujets ; et souvent un moine, que le repentir dessèche dans son cloître, est encore attaché à l’idée du bien de son ordre, qu’il préfère au bien réel de la patrie[1].

  1. Joseph II vient d’entreprendre cette réforme que, dans tous les États catholiques, les hommes éclairés, les bons citoyens, désiraient en vain depuis longtemps.

    Il a supprimé successivement un grand nombre de couvents des deux sexes, et quelques ordres entiers, en commençant par les plus inutiles. Il assure aux individus qui vivaient dans ces couvents une subsistance suffisante, en permettant à ceux qui voudraient se réunir librement de mener la vie commune sous l’inspection de l’évêque. Ce qui reste des biens de ces couvents est consacré à l’éducation publique, à des établissements utiles pour l’instruction et pour le soulagement du peuple.

    En même temps il a soustrait les moines, qu’il n’a pas cru devoir supprimer encore, à l’obéissance du pape, et à celle de tout supérieur étranger. Il a rétabli les évêques dans leurs anciens droits ; et en respectant la primauté du siége de Rome, regardée comme un dogme par l’Église catholique, il en a décliné la juridiction, que l’histoire prouve n’être qu’un établissement purement humain, qu’une suite de la faiblesse des princes et de la superstition des peuples.

    Il a rendu à tous ses sujets le droit de suivre le culte que leur prescrit leur conscience, en les assujettissant seulement à quelques sacrifices que l’amour de la paix rend nécessaires ; mais ces sacrifices ne sont une atteinte ni à la liberté de la conscience, ni à aucun autre droit des hommes.

    L’esclavage de la glèbe a été adouci, ou plutôt supprimé dans des pays immenses où, joint à l’intolérance, il avait empêché si longtemps les progrès de la population et de l’industrie. Ces changements heureux ont été l’ouvrage de la première année du règne de Joseph II ; et jamais aucun prince, ni ancien ni moderne, n’a montré au monde un plus courageux et plus éclairé restaurateur des droits de l’humanité et des lois de la justice. (K.)