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CHAPITRE CII.

arma en sa faveur (1479) ; mais la conclusion de tant d’efforts et de tant de troubles fut que la malheureuse princesse passa dans un cloître une vie destinée au trône.

Jamais injustice ne fut ni mieux colorée, ni plus heureuse, ni plus justifiée par une conduite hardie et prudente. Isabelle et Ferdinand formèrent une puissance telle que l’Espagne n’en avait point encore vu depuis le rétablissement des chrétiens. Les mahométans arabes-maures n’avaient plus que le royaume de Grenade ; et ils touchaient à leur ruine dans cette partie de l’Europe, tandis que les mahométans turcs semblaient prêts de subjuguer l’autre. Les chrétiens avaient, au commencement du viiie siècle, perdu l’Espagne par leurs divisions, et la même cause chassa enfin les Maures d’Espagne.

Le roi de Grenade Alboacen vit son neveu Boabdilla révolté contre lui. Ferdinand le Catholique ne manqua pas de fomenter cette guerre civile, et de soutenir le neveu contre l’oncle pour les affaiblir tous deux l’un par l’autre. Bientôt après la mort d’Alboacen, il attaqua avec les forces de la Castille et de l’Aragon son allié Boabdilla. Il en coûta six années de temps pour conquérir le royaume mahométan. Enfin la ville de Grenade fut assiégée : le siège dura huit mois. La reine Isabelle y vint jouir de son triomphe. Le roi Boabdilla se rendit à des conditions qui marquaient qu’il eût pu encore se défendre ; car il fut stipulé qu’on ne toucherait ni aux biens, ni aux lois, ni à la liberté, ni à la religion des Maures ; que leurs prisonniers mêmes seraient rendus sans rançon, et que les Juifs, compris dans le traité, jouiraient des mêmes priviléges. Boabdilla sortit à ce prix de sa capitale, (1491) et alla remettre les clefs à Ferdinand et Isabelle, qui le traitèrent en roi pour la dernière fois.

Les contemporains ont écrit qu’il versa des larmes en se retournant vers les murs de cette ville bâtie par les mahométans depuis près de cinq cents ans, peuplée, opulente, ornée de ce vaste palais des rois maures dans lequel étaient les plus beaux bains de l’Europe, et dont plusieurs salles voûtées étaient soutenues sur cent colonnes d’albâtre. Le luxe qu’il regrettait fut probablement l’instrument de sa perte. Il alla finir sa vie en Afrique.

Ferdinand fut regardé dans l’Europe comme le vengeur de la religion et le restaurateur de la patrie. Il fut dès lors appelé roi d’Espagne. En effet, maître de la Castille par sa femme, de Grenade par ses armes, et de l’Aragon par sa naissance, il ne lui manquait que la Navarre, qu’il envahit dans la suite. Il avait de grands démêlés avec la France pour la Cerdagne et le Roussillon, enga-