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DE L’ORIENT, ET DE GENGIS-KAN.

raffinements de la société perfectionnée, qui ne fut connu que chez quelques nations très-policées ; et encore ne fut-il jamais d’un usage universel chez ces nations. Les lois des Tartares étaient promulguées de bouche, sans aucun signe représentatif qui en perpétuât la mémoire. Ce fut ainsi que Gengis porta une loi nouvelle, qui devait faire des héros de ses soldats. Il ordonna la peine de mort contre ceux qui, dans le combat, appelés au secours de leurs camarades, fuiraient au lieu de les secourir. (1214) Bientôt maître de tous les pays qui sont entre le fleuve Volga et la muraille de la Chine, il attaqua enfin cet ancien empire qu’on appelait alors le Catai. Il prit Cambalu, capitale du Catai septentrional. C’est la même ville que nous nommons aujourd’hui Pékin. Maître de la moitié de la Chine, il soumit jusqu’au fond de la Corée.

L’imagination des hommes oisifs, qui s’épuise en fictions romanesques, n’oserait pas imaginer qu’un prince partît du fond de la Corée, qui est l’extrémité orientale de notre globe, pour porter la guerre en Perse et aux Indes. C’est ce qu’exécuta Gengis.

Le calife de Bagdad, nommé Nasser, l’appela imprudemment à son secours. Les califes alors étaient, comme nous l’avons vu[1], ce qu’avaient été les rois fainéants de France sous la tyrannie des maires du palais : les Turcs étaient les maires des califes.

Ce sultan Mohammed, de la race des Carismins, dont nous venons de parler, était maître de presque toute la Perse ; l’Arménie, toujours faible, lui payait tribut. Le calife Nasser, que ce Mohamed voulait enfin dépouiller de l’ombre de dignité qui lui restait, attira Gengis dans la Perse.

Le conquérant tartare avait alors soixante ans : il paraît qu’il savait régner comme vaincre ; sa vie est un des témoignages qu’il n’y a point de grand conquérant qui ne soit grand politique. Un conquérant est un homme dont la tête se sert, avec une habileté heureuse, du bras d’autrui. Gengis gouvernait si adroitement la partie de la Chine conquise qu’elle ne se révolta point pendant son absence ; et il savait si bien régner dans sa famille que ses quatre fils, qu’il fit ses quatre lieutenants généraux, mirent presque toujours leur jalousie à le bien servir, et furent les instruments de ses victoires.

Nos combats, en Europe, paraissent de légères escarmouches en comparaison de ces batailles qui ont ensanglanté quelquefois l’Asie. Le sultan Mohammed marche contre Gengis avec quatre

  1. Chapitre liii.