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CHAPITRE LV.

Conrad, après avoir passé le Bosphore, se conduisit avec l’imprudence attachée à ces expéditions. La principauté d’Antioche subsistait. On pouvait se joindre à ces chrétiens de Syrie, et attendre le roi de France. Alors le grand nombre devait vaincre ; mais l’empereur allemand, jaloux du prince d’Antioche et du roi de France, s’enfonça au milieu de l’Asie Mineure. Un sultan d’Icône, plus habile que lui, attira dans des rochers cette pesante cavalerie allemande, fatiguée, rebutée, incapable d’agir dans ce terrain : les Turcs n’eurent que la peine de tuer. L’empereur blessé, et n’ayant plus auprès de lui que quelques troupes fugitives, se sauva vers Antioche, et de là fit le voyage de Jérusalem en pèlerin, au lieu d’y paraître en général d’armée. Le fameux Frédéric Barberousse, son neveu et son successeur à l’empire d’Allemagne, le suivait dans ses voyages, apprenant chez les Turcs à exercer un courage que les papes devaient mettre à de plus grandes épreuves.

L’entreprise de Louis le Jeune eut le même succès. Il faut avouer que ceux qui l’accompagnaient n’eurent pas plus de prudence que les Allemands, et eurent beaucoup moins de justice. A peine fut-on arrivé dans la Thrace qu’un évêque de Langres proposa de se rendre maître de Constantinople ; mais la honte d’une telle action était trop sûre, et le succès trop incertain. L’armée française passa l’Hellespont sur les traces de l’empereur Conrad.

Il n’y a personne, je crois, qui n’ait observé que ces puissantes armées de chrétiens firent la guerre dans ces mêmes pays où Alexandre remporta toujours la victoire, avec bien moins de troupes, contre des ennemis incomparablement plus puissants que ne l’étaient les Turcs et les Arabes. Il fallait qu’il y eût dans la discipline militaire de ces princes croisés un défaut radical qui devait nécessairement rendre leur courage inutile ; ce défaut était probablement l’esprit d’indépendance que le gouvernement féodal avait établi en Europe : des chefs sans expérience et sans art conduisaient dans des pays inconnus des multitudes déréglées. Le roi de France, surpris comme l’empereur dans des rochers vers Laodicée, fut battu comme lui ; mais il essuya dans Antioche des malheurs domestiques plus sensibles que ces calamités. Raimond, prince d’Antioche, chez lequel il se réfugia avec la reine Éléonore sa femme, fit publiquement l’amour à cette princesse ; on dit même qu’elle oubliait toutes les fatigues d’un si cruel voyage avec un jeune Turc d’une rare beauté, nommé Saladin.

Louis enleva sa femme d’Antioche, et la conduisit à Jérusalem,