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CHAPITRE LI.

linge, et la malpropreté du peuple, eût bien augmenté le nombre des lépreux. Ce nom de léproserie n’était pas donné indifféremment aux autres hôpitaux, car on voit par le même testament que le roi lègue cent livres de compte à deux cents hôtels-dieu. Le legs que fit Louis VIII de trente mille livres une fois payées à son épouse, la célèbre Blanche de Castille, revenait à cinq cent quarante mille livres d’aujourd’hui. J’insiste souvent sur ce prix des monnaies ; c’est, ce me semble, le pouls d’un État, et une manière assez sûre de reconnaître ses forces. Par exemple, il est clair que Philippe-Auguste fut le plus puissant prince de son temps, si, indépendamment des pierreries qu’il laissa, les sommes spécifiées dans son testament montent à près de neuf cent mille marcs d’argent de huit onces, qui valent à présent environ quarante-neuf millions de notre monnaie, à 54 liv. 19 s. le marc d’argent fin[1] Mais il faut qu’il y ait quelque erreur de calcul dans ce testament : il n’est point du tout vraisemblable qu’un roi de France, qui n’avait de revenu que celui de ses domaines particuliers, ait pu laisser alors une somme si considérable ; la puissance de tous les rois de l’Europe consistait alors à voir marcher un grand nombre de vassaux sous leurs ordres, et non à posséder assez de trésors pour les asservir.

C’est ici le lieu de relever un étrange conte que font tous nos historiens. Ils disent que Louis VIII étant au lit de la mort, les médecins jugèrent qu’il n’y avait d’autre remède pour lui que l’usage des femmes ; qu’ils mirent dans son lit une jeune fille, mais que le roi la chassa, aimant mieux mourir, disent-ils, que de commettre un péché mortel. Le P. Daniel, dans son Histoire de France, a fait graver cette aventure à la tête de la vie de Louis VIII, comme le plus bel exploit de ce prince.

Cette fable a été appliquée à plusieurs autres monarques. Elle n’est, comme tous les autres contes de ces temps-là, que le fruit de l’ignorance. Mais on devrait savoir aujourd’hui que la jouissance d’une fille n’est point un remède pour un malade ; et, après tout, si Louis VIII n’avait pu réchapper que par cet expédient, il avait Blanche, sa femme, qui était fort belle et en état de lui sau-

  1. Dans toutes les évaluations du marc d’or et d’argent, on a supposé que les historiens ou les actes parlent de marcs d’or ou d’argent fin suivant la manière actuelle de s’exprimer. Si on venait à découvrir que, dans quelques circonstances, ils ont entendu de l’or ou de l’argent au titre de la monnaie ou de la bijouterie du temps, il faudrait corriger les évaluations en conséquence. Mais cela n’est pas vraisemblable, puisque ce sont les variations des monnaies, alors très-fréquentes, qui ont introduit l’usage d’exprimer les valeurs en marcs, et non en monnaies. (K.)