Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome11.djvu/440

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
420
CHAPITRE L.

armée qu’on eût jamais vue en France. La haine qu’on portait en Angleterre au roi Jean valait au roi Philippe encore une autre armée, Philippe-Auguste était prêt de partir, et Jean, de son côté, faisait un dernier effort pour le recevoir. Tout haï qu’il était d’une partie de la nation, l’éternelle émulation des Anglais contre la France, l’indignation contre le procédé du pape, les prérogatives de la couronne, toujours puissantes, lui donnèrent enfin pour quelques semaines une armée de près de soixante mille hommes, à la tête de laquelle il s’avança jusqu’à Douvres pour recevoir celui qui l’avait jugé en France, et qui devait le détrôner en Angleterre.

L’Europe s’attendait donc à une bataille décisive entre les deux rois, lorsque le pape les joua tous deux, et prit adroitement pour lui ce qu’il avait donné à Philippe-Auguste. Un sous-diacre, son domestique, nommé Pandolfe, légat en France et en Angleterre, consomma cette singulière négociation. Il passe à Douvres, sous prétexte de négocier avec les barons en faveur du roi de France (1213). Il voit le roi Jean, « Vous êtes perdu, lui dit-il ; l’armée française met à la voile ; la vôtre va vous abandonner ; vous n’avez qu’une ressource, c’est de vous en rapporter entièrement au saint-siége. » Jean y consentit, et en fit serment, et seize barons jurèrent la même chose sur l’âme du roi. Étrange serment qui les obligeait à faire ce qu’ils ne savaient pas qu’on leur proposerait ! L’artificieux Italien intimida tellement le prince, disposa si bien les barons, qu’enfin, le 15 mai 1213, dans la maison des chevaliers du Temple, au faubourg de Douvres, le roi à genoux, mettant ses mains entre celles du légat, prononça ces paroles :

« Moi Jean, par la grâce de Dieu, roi d’Angleterre et seigneur d’Hibernie, pour l’expiation de mes péchés, de ma pure volonté, et de l’avis de mes barons, je donne à l’Église de Rome, au pape Innocent, et à ses successeurs, les royaumes d’Angleterre et d’Irlande, avec tous leurs droits : je les tiendrai comme vassal du pape ; je serai fidèle à Dieu, à l’Église romaine, au pape mon seigneur, et à ses successeurs légitimement élus. Je m’oblige de lui payer une redevance de mille marcs d’argent par an, savoir sept cents pour le royaume d’Angleterre, et trois cents pour l’Hibernie. »

C’était beaucoup dans un pays qui avait alors très-peu d’argent, et dans lequel on ne frappait aucune monnaie d’or.

Alors on mit de l’argent entre les mains du légat, comme premier payement de la redevance. On lui remit la couronne et le sceptre. Le diacre italien foula l’argent aux pieds, et garda la