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DE LA RELIGION ET DE LA SUPERSTITION.

vent de Cluny la fête des morts. Il n’y avait dans cette fête qu’un grand fonds d’humanité et de piété ; et ces sentiments pouvaient servir d’excuse à la fable du pèlerin. L’Église adopta bientôt cette solennité, et en fit une fête d’obligation : on attacha de grandes indulgences aux prières pour les morts. Si on s’en était tenu là, ce n’eût été qu’une dévotion ; mais bientôt elle dégénéra en abus : on vendit cher les indulgences ; les moines mendiants, surtout, se firent payer pour tirer les âmes du purgatoire ; ils ne parlèrent que d’apparitions des trépassés, d’âmes plaintives qui venaient demander du secours, de morts subites et de châtiments éternels de ceux qui en avaient refusé ; le brigandage succéda à la piété crédule, et ce fut une des raisons qui, dans la suite des temps, firent perdre à l’Église romaine la moitié de l’Europe.

On croit bien que l’ignorance de ces siècles affermissait les superstitions populaires. J’en rapporterai quelques exemples qui ont longtemps exercé la crédulité humaine. On prétend que l’empereur Othon III fit périr sa femme, Marie d’Aragon, pour cause d’adultère. Il est très-possible qu’un prince cruel et dévot, tel qu’on peint Othon III, envoie au supplice sa femme moins débauchée que lui ; mais vingt auteurs ont écrit, et Maimbourg a répété après eux, et d’autres ont répété après Maimbourg, que l’impératrice ayant fait des avances à un jeune comte italien, qui les refusa par vertu, elle accusa ce comte auprès de l’empereur de l’avoir voulu séduire, et que le comte fut puni de mort. La veuve du comte, dit-on, vint, la tête de son mari à la main, demander justice, et prouver son innocence. Cette veuve demande d’être admise à l’épreuve du fer ardent : elle tint tant qu’on voulut une barre de fer toute rouge dans ses mains sans se brûler ; et ce prodige servant de preuve juridique, l’impératrice fut condamnée à être brûlée vive.

Maimbourg aurait dû faire réflexion que cette fable est rapportée par des auteurs qui ont écrit très-longtemps après le règne d’Othon III ; qu’on ne dit pas seulement les noms de ce comte italien, et de cette veuve qui maniait si impunément des barres de fer rouge : il est même très-douteux qu’il y ait jamais eu une Marie d’Aragon, femme d’Othon III. Enfin, quand même des auteurs contemporains auraient authentiquement rendu compte d’un tel événement, ils ne mériteraient pas plus de croyance que les sorciers qui déposent en justice qu’ils ont assisté au sabbat.

L’aventure de la barre de fer doit faire révoquer en doute le supplice de la prétendue, impératrice Marie d’Aragon, rapporté