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CHAPITRE II.

Le fameux archevêque Navarrète[1] dit que, selon tous les interprètes des livres sacrés de la Chine, « l’âme est une partie aérée, ignée, qui, en se séparant du corps, se réunit à la substance du ciel ». Ce sentiment se trouve le même que celui des stoïciens. C’est ce que Virgile développe admirablement dans son sixième livre de l’Énéide. Or, certainement, ni le Manuel d’Épictète ni l’Énéide ne sont infectés de l’athéisme : tous les premiers pères de l’Église ont pensé ainsi. Nous avons calomnié les Chinois, uniquement parce que leur métaphysique n’est pas la nôtre ; nous aurions dû admirer en eux deux mérites qui condamnent à la fois les superstitions des païens et les mœurs des chrétiens. Jamais la religion des lettrés ne fut déshonorée par des fables, ni souillée par des querelles et des guerres civiles.

En imputant l’athéisme au gouvernement de ce vaste empire, nous avons eu la légèreté de lui attribuer l’idolâtrie par une accusation qui se contredit ainsi elle-même. Le grand malentendu sur les rites de la Chine est venu de ce que nous avons jugé de leurs usages par les nôtres : car nous portons au bout du monde les préjugés de notre esprit contentieux. Une génuflexion, qui n’est chez eux qu’une révérence ordinaire, nous a paru un acte d’adoration ; nous avons pris une table pour un autel : c’est ainsi que nous jugeons de tout. Nous verrons, en son temps, comment nos divisions et nos disputes ont fait chasser de la Chine nos missionnaires.

Quelque temps avant Confucius, Laokium avait introduit une secte qui croit aux esprits malins, aux enchantements, aux prestiges. Une secte semblable à celle d’Épicure fut reçue et combattue à la Chine, cinq cents ans avant Jésus-Christ ; mais, dans le ier siècle de notre ère, ce pays fut inondé de la superstition des bonzes. Ils apportèrent des Indes l’idole de Fo ou Foé, adorée sous différents noms par les Japonais et les Tartares, prétendu dieu descendu sur la terre, à qui on rend le culte le plus ridicule, et par conséquent le plus fait pour le vulgaire. Cette religion, née dans les Indes près de mille ans avant Jésus-Christ, a infecté l’Asie orientale ; c’est ce dieu que prêchent les bonzes à la Chine, les talapoins à Siam, les lamas en Tartarie. C’est en son nom qu’ils promettent une vie éternelle, et que des milliers de bonzes consacrent leurs jours à des exercices de pénitence qui

  1. Ferdinand Navarette, dominicain, alla en Chine en 1659 et y resta jusqu’en 1672. On a de lui : Traité historique, politique, moral et religieux de la monarchie de la Chine, 1676.