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CHAPITRE I.

Ce qu’ils ont le plus connu, le plus cultivé, le plus perfectionné, c’est la morale et les lois. Le respect des enfants pour leurs pères est le fondement du gouvernement chinois. L’autorité paternelle n’y est jamais affaiblie. Un fils ne peut plaider contre son père qu’avec le consentement de tous les parents, des amis, et des magistrats. Les mandarins lettrés y sont regardés comme les pères des villes et des provinces, et le roi, comme le père de l’empire. Cette idée, enracinée dans les cœurs, forme une famille de cet État immense.

La loi fondamentale étant donc que l’empire est une famille, on y a regardé, plus qu’ailleurs, le bien public comme le premier devoir. De là vient l’attention continuelle de l’empereur et des tribunaux à réparer les grands chemins, à joindre les rivières, à creuser des canaux, à favoriser la culture des terres et les manufactures.

Nous traiterons dans un autre chapitre du gouvernement de la Chine ; mais vous remarquerez d’avance que les voyageurs, et surtout les missionnaires, ont cru voir partout le despotisme. On juge de tout par l’extérieur : on voit des hommes qui se prosternent, et dès lors on les prend pour des esclaves. Celui devant qui l’on se prosterne doit être maître absolu de la vie et de la fortune de cent cinquante millions d’hommes ; sa seule volonté doit servir de loi. Il n’en est pourtant pas ainsi, et c’est ce que nous discuterons. Il suffit de dire ici que, dans les plus anciens temps de la monarchie, il fut permis d’écrire sur une longue table, placée dans le palais, ce qu’on trouvait de répréhensible dans le gouvernement ; que cet usage fut mis en vigueur sous le règne de Venti, deux siècles avant notre ère vulgaire ; et que, dans les temps paisibles, les représentations des tribunaux ont toujours eu force de loi. Cette observation importante détruit les imputations vagues qu’on trouve dans l’Esprit des lois[1] contre ce gouvernement, le plus ancien qui soit au monde.

Tous les vices existent à la Chine comme ailleurs, mais certainement plus réprimés par le frein des lois, parce que les lois sont toujours uniformes. Le savant auteur des Mémoires de l’amiral Anson témoigne du mépris et de l’aigreur contre les Chinois, sur ce que le petit peuple de Kanton trompa les Anglais autant qu’il le put ; mais doit-on juger du gouvernement d’une grande nation par les mœurs de la populace des frontières ? Et qu’auraient dit de nous les Chinois, s’ils eussent fait naufrage sur nos côtes mari-

  1. Livre VIII, chapitre xxi.