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AVANT-PROPOS.

encore plus grands ont dû arriver dans des climats moins heureux. Les causes physiques ont dû se joindre aux causes morales ; car si l’Océan n’a pu changer entièrement son lit, du moins il est constant qu’il a couvert tour à tour et abandonné de vastes terrains. La nature a dû être exposée à un grand nombre de fléaux et de vicissitudes. Les terres les plus belles, les plus fertiles de l’Europe occidentale, toutes les campagnes basses arrosées par les fleuves[1] du Rhin, de la Meuse, de la Seine, de la Loire, ont été couvertes des eaux de la mer pendant une prodigieuse multitude de siècles ; c’est ce que vous avez déjà vu dans la philosophie de l’histoire[2].

Nous redirons encore qu’il n’est pas si sûr que les montagnes qui traversent l’ancien et le nouveau monde aient été autrefois des plaines couvertes par les mers, car :

1o Plusieurs de ces montagnes sont élevées de quinze mille pieds, et plus, au-dessus de l’Océan.

2o S’il eût été un temps où ces montagnes n’eussent pas existé, d’où seraient partis les fleuves, qui sont si nécessaires à la vie des animaux ? Ces montagnes sont les réservoirs des eaux ; elles ont, dans les deux hémisphères, des directions diverses : ce sont, comme dit Platon, les os de ce grand animal appelé la Terre. Nous voyons que les moindres plantes ont une structure invariable : comment la terre serait-elle exceptée de la loi générale ?

3o Si les montagnes étaient supposées avoir porté des mers, ce serait une contradiction dans l’ordre de la nature, une violation des lois de la gravitation et de l’hydrostatique.

4o Le lit de l’Océan est creusé, et dans ce creux il n’est point de chaînes de montagnes d’un pôle à l’autre, ni d’orient en occident, comme sur la terre ; il ne faut donc pas conclure que tout ce globe a été longtemps mer, parce que plusieurs parties du globe l’ont été. Il ne faut pas dire que l’eau a couvert les Alpes et les Cordillières, parce qu’elle a couvert la partie basse de la Gaule, de la Grèce, de la Germanie, de l’Afrique, et de l’Inde. Il ne faut pas affirmer que le mont Taurus a été navigable, parce que l’archipel des Philippines et des Moluques a été un continent. Il y a grande apparence que les hautes montagnes ont été toujours à peu près ce qu’elles sont[3]. Dans combien de livres n’a-t-on pas

  1. C’est d’après l’édition de 1761 que je rétablis les onze mots qui suivent. (B.)
  2. Voyez Introduction, paragraphe ier.
  3. Voyez une note des éditeurs de Kehl sur l’ouvrage intitulé Dissertation sur les changements arrivés dans notre globe (dans les Mélanges, année 1746).