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AVERTISSEMENT.

« Aussi Voltaire se hâte de quitter les premiers temps du moyen âge, où l’imagination ne se plaît qu’en s’y arrêtant ; il rejette les détails par ennui, et milles choses piquantes et sérieuses seraient sorties de ces détails mêmes. Il déclare que l’histoire de ces premiers siècles de l’ère moderne ne mérite pas plus d’être écrite que celle des ours et des loups. Et cependant l’homme est là tout entier, avec sa grandeur, ses passions, ses idées, sa métaphysique ; car le moyen âge est une forme de civilisation à part, plutôt qu’une barbarie. Il s’y conserve toujours de singuliers restes de la politesse romaine. Le christianisme, héritier plutôt que destructeur de la société antique, en avait sauvé les plus précieux débris, à travers l’inondation des barbares du Nord ; et dès qu’ils s’arrêtèrent un moment sur le sol conquis, l’intelligence humaine se trouva d’elle-même on voie d’apprendre et d’inventer ; et la trame fut reprise...

« On reproche aussi à Voltaire de n’avoir pas d’unité dans un cadre si vaste, de ne pas marcher vers un but, de prendre plaisir à montrer les choses humaines conduites au hasard. Cela ne nous paraît pas fondé. Sans doute Voltaire, qui était jeté si loin du point de vue providentiel de Bossuet, n’a pas non plus le point de vue systématique de quelques modernes : il aurait été bien étonné d’entendre dire que la barbarie même du VIe siècle était une époque de progrès, et Herder ne lui aurait guère paru moins mystique que Bossuet. Il a cependant aussi son unité et son but, à travers quelques disparates. Ce but, c’est le zèle de l’humanité et l’amour des lettres, qui adoucissent les mœurs et ornent la vie. Aussi, à mesure que son récit se dégage de la barbarie et monte vers la lumière, il est plus éloquent et plus vrai. Le mouvement du XVIe siècle, le lever des arts sur l’Europe, les grands événements accomplis sous Charles-Quint, Henri IV, Richelieu, l’influence de quelques grands hommes et le progrès continu de la société, tout cela est rendu avec une vive simplicité, une facilité de génie qui laisse paraître les choses sans les orner.

« Rien de semblable avant Voltaire, et, depuis lui, rien qui ait effacé son ouvrage. Ferguson, dans l’Histoire de la société civile ; Robertson, dans son Coup d’œil général sur l’Europe avant Charles-Quint, ne sont que des élèves de Voltaire, avec plus de gravité que leur maître. Le talent de notre siècle pour les études historiques, en reproduisant avec plus de profondeur et de vérité diverses parties de ce tableau, ne l’a pas surpassé dans son ensemble. Encore aujourd’hui il n’y a pas, sur l’histoire générale du monde moderne, un autre livre durable que l’Essai de Voltaire.

« Peut-être un ouvrage de ce genre ne doit-il pas être tenté de nouveau, et le sentiment même de la vérité historique doit en détourner les plus heureux talents. Dans le moyen âge, où le monde était si peu connu, on commençait les annales d’une ville ou d’un monastère par un abrégé de l’histoire universelle. À la renaissance, lorsque le monde, traversé en tous sens, se découvrait à lui-même, la curiosité se porta naturellement sur l’histoire comparée des peuples dans le siècle qui voyait naître de si grandes choses. Théodore-Agrippa d’Aubigné, de Thou, Walter Raleigh, écrivirent avec beaucoup de détails l’histoire universelle de leur temps. Aujourd’hui que le monde est mieux connu, un écrivain (les compilateurs ne comptent pas) n’essayera pas de raconter seul l’histoire universelle ; mais des esprits élevés seront tentés de chercher et de déduire les lois générales de l’histoire, science encore à faire, si elle peut être faite.