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DES MYSTÈRES DE CÉRÈS-ÉLEUSINE.

Sanchoniathon avait annoncé un Dieu suprême, créateur et gouverneur du monde. C’était donc cette doctrine qu’on dévoilait aux initiés imbus de la créance du polythéisme. Supposons parmi nous un peuple superstitieux qui serait accoutumé dès sa tendre enfance à rendre à la Vierge, à saint Joseph, et aux autres saints, le même culte qu’à Dieu le père ; il serait peut-être dangereux de vouloir le détromper tout d’un coup ; il serait sage de révéler d’abord aux plus modérés, aux plus raisonnables, la distance infinie qui est entre Dieu et les créatures : c’est précisément ce que firent les mystagogues. Les participants aux mystères s’assemblaient dans le temple de Cérès, et l’hiérophante leur apprenait qu’au lieu d’adorer Cérès conduisant Triptolème sur un char traîné par des dragons, il fallait adorer le Dieu qui nourrit les hommes, et qui a permis que Cérès et Triptolème missent l’agriculture en honneur.

Cela est si vrai que l’hiérophante commençait par réciter les vers de l’ancien Orphée : « Marchez dans la voie de la justice, adorez le seul maître de l’univers ; il est un ; il est seul par lui-même, tous les êtres lui doivent leur existence ; il agit dans eux et par eux ; il voit tout, et jamais il n’a été vu des yeux mortels. »

J’avoue que je ne conçois pas comment Pausanias peut dire que ces vers ne valent pas ceux d’Homère ; il faut convenir que, du moins pour le sens, ils valent beaucoup mieux que l’Iliade et l’Odyssée entières.

Il faut avouer que l’évêque Warburton[1], quoique très-injuste dans plusieurs de ses décisions audacieuses, donne beaucoup de force à tout ce que je viens de dire de la nécessité de cacher le dogme de l’unité de Dieu à un peuple entêté du polythéisme. Il remarque, d’après Plutarque, que le jeune Alcibiade, ayant assisté à ces mystères, ne fit aucune difficulté d’insulter aux statues de Mercure, dans une partie de débauche avec plusieurs de ses amis, et que le peuple en fureur demanda la condamnation d’Alcibiade.

Il fallait donc alors la plus grande discrétion pour ne pas choquer les préjugés de la multitude. Alexandre lui-même (si cette anecdote n’est pas apocryphe), ayant obtenu en Égypte, de l’hiérophante des mystères, la permission de mander à sa mère le secret des initiés, la conjura en même temps de brûler sa lettre après l’avoir lue, pour ne pas irriter les Grecs.

Ceux qui, trompés par un faux zèle, ont prétendu depuis que

  1. Warburton, Traité de l’alliance entre l’Église et l’État, ou la Nécessité d’une religion établie, 1736). Traduit en français par Silhouette, 1742.