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LA CRÉPINADE[1]




Le diable un jour, se trouvant de loisir,
Dit : « Je voudrais former à mon plaisir
Quelque animal dont l’âme et la figure
Fût à tel point au rebours de nature,
Qu’en le voyant l’esprit le plus bouché
Y reconnût mon portrait tout craché. »
Il dit, et prend une argile ensoufrée.
Des eaux du Styx imbue et pénétrée ;
Il en modèle un chef-d’œuvre naissant,
Pétrit son homme, et rit en pétrissant.
D’abord il met sur une tête immonde
Certain poil roux que l’on sent à la ronde ;
Ce crin de juif orne un cuir bourgeonné,
Un front d’airain, vrai casque de damné ;
Un sourcil blanc cache un œil sombre et louche ;
Sous un nez large il tord sa laide bouche.
Satan lui donne un ris sardonien
Qui fait frémir les pauvres gens de bien.
Cou de travers, omoplate en arcade,






  1. J.-B. Rousseau avait fait une satire intitulée la Baronade, contre le baron de Breteuil son bienfaiteur, dont il avait été le secrétaire, et il avait eu l’impudence de prétendre ne s’être brouillé avec M. de Voltaire que par zèle pour la religion : hypocrisie révoltante dans un homme connu par tant d’épigrammes irréligieuses, et banni pour crime de subornation. Ces circonstances rendent cette satire excusable : l’ingratitude et l’hypocrisie doivent être traitées sans ménagement. (K.) — Tout le monde n’a pas autant d’indulgence : « Il est triste qu’un homme comme M. de Voltaire, qui, jusque-là, avait eu la gloire de ne se jamais servir de son talent pour accabler ses ennemis, ait voulu perdre cette gloire. » Telles sont les expressions employées par Voltaire lui-même dans sa Vie de Rousseau, à propos de la Crépinade. Il témoigne ailleurs d’autres regrets pour quelques expressions violentes contre Rousseau.

    La Crépinade est de 1736, du même temps que l’Ode sur l’ ingratitude (tome VIII, page 421). Voltaire l’envoya à La Faye en septembre 1736. L’auteur donna ce titre à sa satire, parce que le père de J.-B. Rousseau était cordonnier. (B.)