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LE SONGE CREUX[1]


Je veux conter comment la nuit dernière,
D’un vin d’Arbois largement abreuvé,
Par passe-temps dans mon lit j’ai rêvé
Que j’étais mort, et ne me trompais guère.
Je vis d’abord notre portier Cerbère,
De trois gosiers aboyant à la fois ;
Il me fallut traverser trois rivières ;
On me montra les trois sœurs filandières,
Qui font le sort des peuples et des rois.
Je fus conduit vers trois juges sournois,
Qu’accompagnaient trois gaupes effroyables,
Filles d’enfer et geôlières des diables ;
Car, Dieu merci, tout se faisait par trois.
Ces lieux d’horreur effarouchaient ma vue,
Je frémissais à la sombre étendue
Du vaste abîme où des esprits pervers
Semblaient avoir englouti l’univers.
Je réclamais la clémence infinie
Des puissants dieux, auteurs de tous les biens.
Je l’accusais, lorsqu’un heureux génie
Me conduisit aux champs élysiens,
Au doux séjour de la paix éternelle.
Et des plaisirs, qui, dit-on, sont nés d’elle.
On me montra, sous des ombrages frais,
Mille héros connus par les bienfaits
Qu’ils ont versés sur la race mortelle,
Et qui pourtant n’existèrent jamais :

  1. Les éditeurs de Kehl ont placé le Songe creux à la fin des contes, sans en donner la date. Je pense qu’ils l’ont imprimé sur manuscrit, car je ne l’ai trouvé dans aucune des éditions qui ont précédé celles de Kehl. (B.)